Né à Bab El Oued - 1948 - ALGER

 

Bibliothèque des trois horloges

bibliothèque des trois horloges

Fil des billets - Fil des commentaires

Pierre-Emile BISBAL

Une longue amitié

Ce sont deux femmes âgées, assises dans l’ombre protectrice des hauts murs blancs d’une cour carrelée de larges tomettes rouges. Elles parlent d’une voie contenue pour ne pas réveiller deux jeunes enfants qui dorment, côte à côte, sur un petit matelas recouvert d’une étoffe aux motifs colorés et zigzagants. Entre elles, sur une table basse, une cafetière parfume encore un peu l’endroit, Dans une assiette, du miel suinte d’un morceau de zlabia comme la sève d’une branche brisée.

Elles discutent de la vie. De ces faits importants ou pas qui accompagnent leurs existences et bâtissent leurs quotidiens. Le prix des figues au marché. Le dernier siroco. La bonne poule achetée chez Khader et qui a fait deux repas. La couleur du coupon de tissu chez Moatti. Le mariage de la fille de Candida. La mort de l’un, la naissance de l’autre. Elles comparent leurs expériences. Elles s’échangent des adresses, comme des secrets. Elles passent en revue leurs souvenirs communs pour mieux les ancrer dans leur mémoire. Elles resplendissent de bonheur quand elles évoquent leurs petits enfants. Elles sont humbles quand elles parlent d’elles, mais, pour la petite fille ou le petit fils, elle se hausse d’une taille, leurs yeux brillent et elles perdent toute objectivité. Elles basculent dans cette fierté émouvante qui contamine toutes les grands-mères du monde. Elles installent des moments de silence quand, sur le petit matelas, les enfants s’agitent. Puis quand elles sont certaines que le sommeil n’est pas brisé elles reprennent la conversation avec leurs voix comme des prières.

Dans le calme de cette cour elles semblent si proches l’une de l’autre qu’elles paraissent être sœurs. Sœurs elles le sont forcément un peu. Elles se connaissent depuis longtemps. Depuis l’époque de leur jeunesse à plus de quarante années de là. Durant tout ce temps elles ont partagé joies et peines. Tout ce qui a blessé le cœur de l’une a égratigné celui de l’autre. Le rire de l’une a fait sourire l’autre. Elles ont échangé des présents au mariage des enfants. Pour combattre la maladie ou accompagner un mort, chacune a imploré Dieu pour la famille de l’autre.

Les hauts murs blancs isolent cette cour. La chaleur étouffe la ville, mais ici il fait encore frais. La rumeur acide des affrontements naissants dans le pays ne parvient pas à troubler le calme de cette sorte de cloître. Là le temps ne vous pousse pas dans le dos. Ici rien ne peut arriver. Peut-on espérer un meilleur endroit pour discourir sur la vie ?

Elles bavardent, mais ne sont pas inactive. Une coud l’ourlet d’un pantalon, l’autre tricote une layette en laine bleue. Une porte à son cou la main de Fatma, l’autre une fine croix d’or.

Leurs façons de vivre ne sont pas totalement identiques. Pour chacune d’elle il y a la force de la tradition, la différence des religions, le poids des préjugés et les exigences de la communauté. Ce sont des femmes simples. Elles s’attachent à ce qui peut les unir et se détournent de ce qui peut les diviser.

Elles vivent en harmonie, respectueuses l’une de l’autre, protégées par les hauts murs blancs. Tout est paisible… Hélas, plus pour très longtemps.

Pierre-Emile BISBAL

La Carriole

Je reviens des commissions. On m’a envoyé chez Juliette Arnaud (La Baronne de la Placette comme dit pépé) prendre des yaourts. J’ai posé l’argent et les petits pots de verre consignés sur le comptoir et je suis reparti avec mes achats. En revenant j’aperçois un « grand » des classes de fin d’étude qui et remonte la rue Jean Jaurès en tirant sa superbe carriole. Elle est magistralement construite. La rumeur le disait mais la réalité dépasse ce qu’on peut imaginer. Ce qui surprend ce n’est pas le fait qu’elle soit peinte d’un rouge sombre presque brun ou qu’une tige de fer plat fixée sur le coté droit de la planche fasse office de frein, non, c’est la grosseur des roulements qui servent de roues ! Ils sont énormes et font bien deux à trois fois la taille de ceux que l’on trouve habituellement sur ce genre d’engin. Le « grand» s’arrête. Il s’accroupit sur le trottoir, juste un peu plus haut que l’entrée de l’Ecole Jean Jaurès. Il sort de sa poche un boite de tabac à priser et l’ouvre. Avec son doigt, il puise à l’intérieur une noix de graisse rouge qu’il étale avec attention sur les billes des roulements. Je me suis assis sur le perron de l’immeuble de mes grands-parents et j’admire la machine de l’autre coté de la rue. Le «grand» s’aperçoit que je l’observe. Il termine minutieusement son graissage, se lève, traverse la rue en tirant sa carriole et s’approche de moi.

:-« Toi aussi t’es dans cette école ». De son index il désigne l’entrée du bâtiment scolaire. J’ai répondu que oui. Pour lever toute ambiguïté j’ai vite rajouté que j’étais au cours élémentaire 2eme année afin qu’il ne me prenne pas pour un « petit ». Il s’assoit à coté de moi, sur les marches et, le pied posé sur la planche, imprime un va et vient à son bolide. Le graissage a fait son œuvre car aucun bruit ne parvient des essieux.

- « Tu les as eu où les roulements ? »

- « C’est mon frère, le grand, il travaille à l’aviation. Mais j’ai du attendre, c’est pas tous le jours qu’on peut en avoir de cette taille »

- « Elle va vite ? »

-« Tu rigoles ou quoi ? J’ai été obligé de mettre un frein ! ». pour appuyer cette évidence, il tapote sur la barre de fer plat.

Effectivement c’est une preuve de grande vitesse. Les autres, sur leurs machines communes étendent les pieds de chaque coté de l’essieu avant et freinent avec leurs talons. Je me suis levé pour faire le tour de l’engin. Les roulements, contrairement à toutes les autres carrioles que j’ai vues, ne sont pas rentrés en force sur la barre de bois servant d’essieu. Là, ils sont bloqués par une languette de métal, fixée sur le bois au moyen d’une vis. Pour la direction, ce n’est pas un vulgaire gros clou recourbé qui sert d’axe, mais un gros boulon et son écrou. Je donnerais bien mon vélo pour posséder une aussi belle carriole, mais mes parents ne voudront jamais. Déjà, comme pour anticiper une éventuelle demande de ma part, le cercle familial m’a raconté toutes sortes d’histoire sur les conducteurs de ces engins. Chaque narration se termine par l’accident, les bleus, les dents brisées, les jambes ou les bras cassés, l’amputation pour les plus téméraires (ceux qui tentaient de passer sous le tram), et la mort pour les plus malchanceux. Cette évidente concertation indique un refus de me voir évoluer sur une planche à roulette et, la famille faisant bloc, je sais que nulle part je ne trouverai un appui ou quelqu’un pour plaider ma cause. L’évocation de mon avenir bouché de pilote de carriole doit transparaître sur mon visage car le «grand» me propose soudain : « Tu veux l’essayer ? ». je n’ai hésité qu’un très court instant. J’ai dit oui tout en cachant mon filet et mes yaourts derrière la porte d’entrée de l’immeuble.

« Attention aux voitures » a dit le «grand», « Je siffle quand tu peux y aller! » Il s’est placé un peu plus bas dans la rue. J’ai tiré la carriole jusqu'à l’angle de la rue Cardinal Verdier. Le cœur battant me voila installé sur la planche, la corde bien en main. Le «grand» siffle dans ses doigts. C’est le signal. Avec mes pieds je pousse pour démarrer le bolide, puis je les replace sur l’essieu avant. Je prends immédiatement de la vitesse. Un virage à gauche pour tourner devant chez Coco et Riri et entrer dans la rue qui longe la placette. Je continue sur mon élan encore pendant quelques mètres et je stoppe. Mon initiation a été de courte durée, mais intense ! Le «grand» me rejoint un fier sourire sur son visage. « T’y as vu comme elle roule ! Et en plus c’est pas une grosse pente ! » Je retarde le plus possible l’instant ou il faudra que je me lève pour qu’il récupère son bien. Voilà c’est fait, je ne suis plus sur la carriole et son propriétaire remonte déjà la rue traînant mon rêve derrière lui. J’ai récupéré mes yaourts, grimpé l’escalier en vitesse.

« Tu es tout rouge » a constaté mon grand-père. J’ai eu envie de dire que je venais de faire de la carriole, que j’avais tous mes membres intacts, que je n’étais pas mort et que je venais de passer un sacré bon moment mais ce n’est pas un aveu à faire aux adultes. J’ai juste répondu que j’avais couru.

Je ne sais même plus si j’ai dit merci à mon copain. Peut-être pas. Avec ce court trajet, sur un bout de trottoir, le «grand», m’a offert de quoi me forger un magnifique souvenir de gosse. Bien entendu, avec les années, dans mon esprit, la carriole est devenue de plus en plus belle et a roulé de plus en plus vite. Je n’y peux rien, personne n’y peut rien, c’est la caractéristique des souvenirs heureux, ils embellissent avec le temps.

Pierre-Emile BISBAL

Le Muet.

La sonnerie libère toute l’énergie des classes de l’école primaire Lelièvre. Habituellement, c’est un bel éparpillement turbulent dans les rues adjacentes, la placette ou une course vers le magasin de Madame Tuduri (Coco & Riri pour les anciens !). Cette fois, la majorité du flot oblique directement vers la placette, repoussant, à plus tard, le goûter qui attend à la maison, l’achat de bibérine ou de réglisse car le Muet est là. Le Muet c’est notre héros. Un vrai héros qui existe, que nous pouvons approcher et qui se plie à nos jeux avec gentillesse et bonhomie. C’est un colosse, une montagne de muscles. Pas de ces muscles de cinéma, non, du vrai muscle, plein de force. Du muscle construit par la vie et le travail.

Quand la chaleur et la fatigue nous forcent à abandonner nos sempiternelles parties de foot, nous nous installons dans l’ombre du kiosque. Là, il nous arrive parfois de parler de lui. Nous le comparons aux personnages qui peuplent nos bandes dessinées. Nos conclusions sont toujours les mêmes: aucun de nos héros de papier ne peut rivaliser avec le Muet.

On dit « le Muet », mais finalement il parle beaucoup. Pas des mots, pas des phrases car la nature lui refuse cette faculté. Il a son propre langage que nous comprenons parfaitement. Il mélange des sons inarticulés à une gestuelle précise parfaitement adaptée à chaque situation. Son handicap disparaît derrière ses dons de mime.

Nous faisons cercle autour du Muet. Il faut jouer des coudes pour se retrouver au premier rang afin d’être choisi car c’est un privilège, une référence. Il sait ce que nous attendons, des tours de force dont nous serons ses assistants. Le Muet montre du doigt deux spectateurs et plie son bras droit en équerre. De son autre main il frappe son avant bras. Tout le monde comprend. Les désignés doivent se cramponner à lui et unir leurs forces pour l’empêcher de les soulever. Les voilà agrippés au bras du Muet, pesant de tout leur poids. Il les laisse espérer un instant, puis, doucement, les soulève sans le moindre effort apparent puis les repose à terre. Le Muet a un grand sourire qui accompagne un geste traduisant la fatalité. Ses yeux disent en riant : « Alors, les gosses, on croyait pouvoir vaincre le Muet ! Bah ! Vous n’êtes pas les premiers à avoir eu cette prétention ». Il passe à une autre démonstration et réclame d’autres volontaires. Autour de lui, chacun lève le doigt pour être remarqué. C’est une joyeuse cohue.

Je récupère mon cartable et je cavale chez mes grands-parents. A peine la porte passée j’annonce la nouvelle « Le Muet fait la force sur la placette ! ». Pour prouver mes dires, j’entraîne mon grand-père sur le balcon. De là, on voit tout. L’attroupement n’a pas perdu de son volume. Au centre, le Muet continue ses exploits. L’assistance admirative ponctue de rires et d’acclamations chacune de ses actions. Maintenant ce ne sont plus simplement des enfants qui composent son public. Plusieurs adultes ont rejoint le cercle et ce ne sont pas les moins empressés à manifester leur satisfaction. Ce n’est pas une exhibition. Nous ne considérons pas le Muet comme une bête curieuse ou comme un phénomène de foire. Un échange plein de respect mutuel s’établit entre les enfants et cet adulte. Il pourrait utiliser sa puissance pour être craint, il préfère s’en servir pour divertir les mômes. Vous ne trouverez aucune prétention dans cette démonstration de force, mais, sur son sourire et au fond de ses yeux vous percevrez tout le bonheur qu’il ressent à nous amuser. Cette manière de participer à la vie communautaire a élevé le Muet au rang de « figure du quartier ». En plus, sans le savoir, quelques décennies avant la prise de conscience collective sur le handicap, le Muet nous enseignait, à sa façon, comment accepter et apprécier la différence.

Au bout d’un moment, le Muet lève ses deux mains ouvertes, paumes en avant au niveau de son visage et les agite pour signifier que c’est fini. Pour souligner sa décision il fait le geste de s’essuyer le front comme pour se débarrasser d’un flot de sueur. Il doit encore serrer un bon nombre de mains, puis, il part, vers la Basseta d’un petit trot sportif.

Avec mon grand-père nous quittons le balcon. Demain, à l’école, ceux qui ont eu la chance d’être choisis raconteront et raconteront encore leurs affrontements perdus d’avance avec le Muet

Pierre-Emile BISBAL

La calentita

Il est sorti de la boulangerie en poussant son cri. Il porte sur son épaule gauche une grande plaque noire retirée à l’instant du four. Pour éviter de se brûler il a posé un morceau de sac de jute, plusieurs fois replié sur lui-même, qui couvre la base du cou et descend vers le bras. Sa main droite aussi est enroulée dans une étoffe car elle maintien l’équilibre du tout. Il s’accroupit au niveau d’un piétement de bois formé de deux tréteaux reliés par deux larges longes de cuir brun. D’un coup d’épaule il glisse la plaque sur l’ensemble de bois. Sur un coté du support, des feuilles de papier blanc sont pendues à un grand clou. De l’autre coté, sur une petite étagère branlante tenue par une vis papillon, sont posées une salière confectionnée dans une boite de lait pour bébé et une poivrière issue d’un bricolage identique. Seuls le nombre de trous dans les couvercles diffère. Sa charge en sécurité, le porteur se débarrasse du sac plié sur son cou et le tissu qui protégeait sa main devient une sorte de tablier qu’il coince dans la ceinture de son pantalon de boulanger. Il pousse de nouveau son cri «Calentita caliente ! Calentita caliente ! ». Cette fois il accompagne son appel lancé à pleine gorge en frappant le rebord du plateau avec une spatule de fer au manche de bois éclaté et réparé par de minutieux entrelacs de fil de fer. C’est un claquement sec, plein de caractère semblable au bruit des talons des danseuses espagnoles. Un profane pourrait s’étonner que le vendeur, ayant déjà devant lui plus de clients que de parts qu’il pourra tirer de sa production, lance quand même le cri destiné à prévenir le chaland. Tout cela fait partie du rituel de la dégustation de la calentita. Rien ne doit être rajouté, mais rien ne doit être soustrait. La cérémonie peut enfin commencer. Penché au dessus de la plaque, avec une précision de géomètre et une habilité de chirurgien le vendeur entreprend la découpe des parts. En premier dans le sens de la longueur par un geste long et appuyé, puis dans la largeur, le coude plié en équerre. Chaque fois qu’il atteint un bord, avant de recommencer un nouveau trait, il frappe fermement son couteau contre le rebord, pour le reprendre bien en main. La farine de pois chiches est cuite parfaitement. On le perçoit à la façon dont la lame pénètre cette sorte de flan compact et au fait qu’elle ressorte sans la moindre trace de pâte. D’un geste nerveux du poignet le vendeur a glissé la spatule sous la première part puis en deux raclements du fond de la plaque il sort une portion. Dans sa masse la calentita est d’une belle couleur légèrement jaune paille. En surface sa robe se pare d’auréoles plus ou moins foncées allant du jaune soutenu au brun franc. Toutes ces indices prouvent la maîtrise du temps de cuisson. En échange d’une pièce de vingt centimes (Je parle en anciens francs d’avant les nouveaux francs qui précédèrent l’Euro !) il sert un beau et lourd parallélépipède de calentita soigneusement déposé sur une feuille de papier blanc. Sel et poivre assaisonnent le morceau suivant les désirs de chacun. Le support en papier, bien trop mince pour préserver de la chaleur, oblige parfois à faire glisser alternativement la portion de la main droite vers la main gauche. Cette jonglerie improvisée peut se terminer par une chute qui déclenche rire et quolibets de clients qui patientent encore pour être servis. Pour détacher la première bouchée on mord précautionneusement. Si l’on sent que c’est encore trop chaud il vaut mieux ne pas finir son geste et laisser les traces de ses incisives dans la pâte, plutôt que de subir une brûlure tenace. Quand la bonne température est atteinte, le plaisir commence. Le sel et le poivre déposés à la surface jouent parfaitement leur rôle d’avant-garde et excitent vos papilles. La bouchée devient immédiatement onctueuse, soyeuse comme une purée. Alors, graduellement, s’exprime le caractère du pois chiche. Sur la langue c’est une saveur un peu cuivrée proche de celui de la noisette mais sans le coté sucré. On doit en profiter immédiatement car elle s’évapore rapidement. Quand on a la chance d’avoir un angle on profite d’un mince et plat cordon de pâte qui a grillé en escaladant les rebords du plat de fer. Son craquement sous la dent est un petit délice supplémentaire. Pour le pois chiche la calentita est un bon moyen de s’exprimer totalement. Dans les autres plats ou il est convié, ce légume sec participe à la réussite de l’ensemble sans pouvoir sortir véritablement du lot. Même dans les différentes salades ou purées dont il est l’acteur principal, il est un peu chahuté par les autres ingrédients et les huiles qui servent à relever ces préparations. Comme sa sœur la Socca ou les panisses ses cousins, la calentita est une fille de la Méditerranée et elle connaît ses enfants. Elle est simple et efficace. Elle va à l’essentiel, elle calme la faim. Comme tous ceux qui pratiquent la vraie générosité, la calentita a du tact. Elle sait qu’elle est un plat de pauvre, mais pour ménager la susceptibilité de celui qu’elle nourrit, elle prend des allures de gâteau. Voila, c’est fini, la plaque est vide et vous n’êtes pas servi. « J’ai une autre plaque au four » a promis le vendeur. « Dix minutes, pas plus ». Vous me permettez un conseil ? Attendez, ça vaut le coup !

Merzak TAMENE

Pour Papi. Rue de Colmar

C'est inouï,mais malgré les vicissitudes,inondations,seïsmes,spéculations,cette rue tient toujours.Délaissée,vétuste mais habitée par des gens fiers,qui je crois,n'abandonneront jamais ce morceau de quartier. Elle est toujours occupée par des hommes et des femmes,qui ont eu leur adolescence partagée entre deux cultures.Quelques uns sont partis,ils sont disséminés à travers le monde,mais d'autres,les plus méritants,sont toujours là,présents,discrets,se cachant dans des trous d'aiguille,debouts au coin de chaque extrémité de cette rue,discutant "d'un certain temps" de Kanoui,Phénix,les tabacs du Globe,la Synagogue,Sigwalt et Dijon ,et de Bebert,Dédé,Armand,Willy du 30Ave Malakoff,qui venaient trainer avec nous,taquiner,Chekroun,ou acheter une sucrerie chez Mr Mansouri ou Mr Ali,rue Lavoisier. Le soir venu,comme tu le dis si bien Papi,c'était une véritable fête.On commencait par arroser pour rafraichir aprés un journée caniculaire,et tout le monde sortait sa chaise,bien à l'abri des maux de la civilisation moderne. Ils aimaient à se trouver ensemble,et à parler sans fin,de sujets dont la monotonie faisait pour eux le charme. William Harfi venait des baraquement ainsi que les Cuevas,Mme Maurice,les Passarelli et l'ancêtre Thomas Martinez qui faisait partie du décor.A l'autre extrémité il y avait Aznar, Mimoun,Prud'hent,Médioni,Mme Bebert,Ceretti et le chanteur Selmoune que l'on taquinait gentiment,et qui sortait de ses gonds lorsque l'un d'entre nous"touchait"sa 4cv bleu nuit.Pour nous,gamins,toutes ces vociférations qui fusaient en plusieurs langues de temps à autre,formaient un bourdonnement rassurant. Et tout ceci jusqu'à une heure avancée de la nuit. Vous etiez plus agés:toi Papi,votre chef de bande Mohamed Khider,Jimmy,Jean Pierre et Josette Serrer,les frères Adaddaine,les frères Kerroum,les soeurs Ceretti et Moscatello,Mami Touami,Edouard etViviane Wentzi,sans oublier Claude Passarelli et beaucoup d'autres... Bonne journée Papi. Et bon week-end à tous et à toutes. Tamene Merzak.

Pierre-Emile BISBAL

Elle dérive entre les étals du marché de Bab-El-Oued. Malgré la chaleur de ce début d’été elle est caparaçonnée dans un lourd manteau de laine bleue. Ses lèvres balbutient des mots feutrés que nul ne peut entendre. La tête jetée en arrière elle rit silencieusement des ses inaudibles monologues. Ses mains griffent l’étoffe dans les poches du manteau. On perçoit le cliquetis de ses bracelets qui s’entrechoquent. Son regard porte au loin et glisse sur les choses et les gens. Si on la frôle, elle laisse échapper une douce plainte, avance de quelques pas courts et rapides et s’immobilise un instant. Le contact avec ses semblables semble la brûler comme un acide. Son calme revenu, elle reprend sa déambulation et ses conversations intérieures. Elle est encore jeune. Elle n’achète rien, ne quémande rien, ne s’adresse à personne. Sur son passage, son comportement ne déclenche ni sourire, ni raillerie, ni agacement. Elle n’a rien de commun avec ces figures du quartier qui doivent leurs renommés à des comportements excessifs.

Ma grand-mère Ascencion et moi sommes devant chez Mezrar en train de payer une bobine de coton à repriser. La Folle est à deux pas de nous. Je crains de la voir nous heurter. Je ne la perds pas des yeux afin d’anticiper un éventuel contact. Le temps de reprendre notre monnaie et de glisser le coton dans un de nos paniers en paille tressée, elle s’éloigne. « C’est triste ! » Dit une très grosse dame à ma grand-mère en parlant de la Folle. « Elle a perdu son mari, son fils et sa mère à cause des évènements. La douleur l’a rendue folle ». Grand-mère et la très grosse dame se lancent dans une conversation sur les « évènements ». Pendant toute leur discussion, j’inspecte minutieusement la foule pour essayer de repérer la Folle. Elle n’est plus là. Nous terminons notre circuit dans le marché sans la croiser de nouveau. Disparue la Folle. Notre dernière station c’est chez kadher pour prendre des œufs. Ils seront ainsi placés tout au-dessus des autres achats et ne craindront rien dans nos paniers pleins. Nous retournons à la maison. J’emporte avec moi l’image troublante de cette ombre.

Le lendemain et les jours suivants pas de folle au marché. J’ai longtemps guetté le manteau bleu mais je n’ai jamais revu cette femme. Son errance l’a transportée ailleurs où elle a du continuer ses conversations imaginaires nées de son propre calvaire.

A cette époque, je n’ai pas osé parler de la Folle aux adultes de ma famille. Je discernais qu’ils mettaient tout en œuvre pour me protéger des violences qui martyrisaient de plus en plus l’Algérie. Parler de la Folle, c’était prendre le risque d’évoquer le sujet. Pourtant, j’aurai voulu comprendre comment la douleur peut conduire à la folie. Pour moi la douleur c’était la chute sur le gravier et le genou couronné, la dent de lait qui s’attarde et qu’il faut arracher, l’épine d’oursin dans le pied. Bon tout cela n’est pas agréable mais de là à rendre fou !

Plus tard, le raisonnement aidant, j’ai su ce qui était arrivé à cette femme. Nos affrontements avaient fait plus que la tuer. Ils l’avaient transformée en une pauvre épave dont l’esprit clos ne pouvait plus recevoir de compassion, prononcer de pardon, exprimer la douleur ou entretenir le souvenir salvateur. Une vie privée de conscience dans un enfer plus terrible que la mort. Qui peut mériter cela ? Quelle cause peut exiger ce tribu ?

J’ignore à quelle communauté appartenait la Folle et quelles étaient ses origines et c’est mieux ainsi. De cette façon, si cette pensée que j’oriente vers elle lui parvient, elle le sera dans une fraternelle clarté dénuée de réflexe partisan. A près d’un demi-siècle de distance, c’est l’unique et dérisoire chose que je puisse faire pour elle.

Pierre-Emile BISBAL

Le repas à la plage.

Aujourd’hui, réveil de bon matin car nous allons manger à la plage. Dans le couloir, alignés contre le mur, patientent déjà le sac des affaires de bain, le parasol, le siège pliant de mémé. Il ne manque que le « cabacette » du casse-croûte. Il sera bientôt prêt, grand-mère termine de le remplir. Maman a passé une belle robe pleine de couleurs. Papa en short, achève de se raser et part chercher notre Dauphine au garage.

On s’en va. Je tiens ma bouée à la main. C’est une chambre à air de roue de Vespa. Pour l’enfiler, il faut que je dresse mes bras bien serrés en l’air et que je la fasse glisser le long du corps en me contorsionnant un peu. Ce n’est pas simple, mais efficace car je ne crains pas de passer au travers. Le coffre de la voiture absorbe tout notre matériel. Nous voilà sur la route de la Trappe après avoir fait un court détour par la rue Marquis de Montcalm où des amis nous attendent à côté de leur voiture. Tout le long du trajet mes parents chantent. Attention ils ne se contentent pas d’entendre un air à la radio ou sur un disque puis de le répéter. Non, eux ils chantent dans une chorale. La chorale Jean-Claude. C’est pour moi une grande source de fierté. Leurs voix entourent ma vie d’une résonance rassurante. Chaque fois que la situation le permet, consciencieusement, ils peaufinent les morceaux qu’ils sont en train de travailler. Après quelques couplets et refrains nous sommes arrivés. On quitte la route goudronnée pour prendre le chemin qui conduit à la mer. Papa concentre toute son attention pour ne pas ensabler la voiture. On arrive prés des cabanons, construits face à la mer en suivant une grande courbe qui épouse la forme de la plage. Je suis impatient d’aller à l’eau, mais les adultes n’en finissent pas de se saluer. Rolande et Joseph, qui nous reçoivent, font les honneurs des lieux, forcément, ça rajoute à l’attente. Enfin, nous allons nous baigner. C’est le calme plat. Des vagues amicales déposent régulièrement un petit liseré d’écume en lisière de plage. Le temps se fait oublier. La chaleur, la lumière, le paysage, la proximité et la disponibilité de multiples moments de joies simples se liguent pour anesthésier nos sens. Plus tard, quand nous serons privés de cette vie, nos souvenirs, comptables incorruptibles, dresseront le bilan de nos bonheurs perdus et nous souffrirons de ne pas les avoir évaluer à leurs justes valeurs. Pour l’instant, tout est la, rien ne manque à notre farouche volonté d’être heureux. Le rire d’un ami. La chaleur du sable. Le geste d’un enfant. Le poisson péché. La vague léchant le corps. Le bruit du gravier sous le ressac. L’eau fraîche bue à la régalade. Les jeux cent fois ré-inventés. L’ombre apaisante d’une touffe de roseaux. Le baiser salé d’une mère. La vue d’une voile au loin. La marche lente et précautionneuse sur les rochers. Le cri aigu et faussement courroucé de l’éclaboussé. Les épaules du père en guise de plongeoir. Un filet de brise comme une caresse à travers la chaleur. La photo où tous se regroupent. L’aïeul, la main posée en visière au-dessus d’un regard usé.

Midi survient, les ombres ont disparu. Un soleil excessif et un appétit aiguisé nous font battre en retraite et vident la plage. Sous la claie en roseau de la véranda du cabanon, la table aligne les victuailles. Bien sur, chacune des familles présentes jure ses grands dieux qu’elle n’a presque rien apporté. Pourtant des cocas obèses voisinent avec les sardines en escabèche. Il faut faire de la place pour l’énorme assiette de poivrons grillés. Les pâtés à la soubressade partagent leur espace vital avec un demi boutifar. Un énorme saladier où cohabitent tomates, petits oignons, anchois et œufs durs soutient l’incontournable plat où les crevettes roses dessinent une rosace. Des mantécao, leurs crânes brunis de cannelle se préparent pour le dessert. Le vin de la Trappe réjouit les adultes, pour nous, les gosses c’est du Selecto. Un désordre joyeux règle le repas. Les plats et les assiettes passent de main en main. Les compliments aux cuisinières se font la bouche pleine, comme une preuve de sincérité. Les conversations se télescopent. Une anecdote en entraîne une autre. Les souvenirs s’extirpent des mémoires. Les désirs, les craintes et les projets fanfaronnent en défiant l’avenir. Les rires, les exclamations, les mimiques, les « tape-cinq » brodent une guirlande qui encercle et enjolive le tout.

Le repas terminé, la table nette à nouveau, le calme occupe le terrain. Ceux qui ne dorment pas, accoudés à la table, parlent à voix basse une tasse de café à la main. Les chaises longues et les pliants se font accueillant pour les autres. Au-dessus de la tête des dormeurs, l’ombre offerte par les canisses favorise cette parenthèse apaisante. La véranda s’improvise sanctuaire. Ce presque silence agit comme un baume qui s’impose en contrepartie nécessaire aux tumultes du repas.

La digestion achevée, nous retournons sur la plage renouveler nos plaisirs du matin. Puis, le soleil décline. Il faut partir et c’est l’instant des derniers saluts, des ultimes embrassades. Je tape bien mes pieds avant de rentrer dans la voiture pour ne pas y mettre du sable.

La communion païenne du plaisir de la plage s’achève une nouvelle fois. Nous venons de déposer nos offrandes sur l’autel du bonheur. Notre culte à la vie a certainement offensé d’autres Dieux rancuniers à qui nous le payerons plus tard.

Pierre-Emile BISBAL

Le beignet arabe.

Blanchette, d’un geste mesuré, cueille une poignée de pâte blanche, presque laiteuse dans une grande bassine à coté de lui. C’est un magicien et un jongleur à qui la matière obéit. En quelques secondes, ses doigts habiles qui s’agitent par saccades régulières, viennent de transformer la boule en un disque de la largeur d’une main. Comme pour tous les gestes répétés mille fois la difficulté semble absente, mais ne vous y trompez pas, l’exercice est complexe. Devant lui, dans un large récipient circulaire, l’huile bout. Le disque de pâte est projeté dans la friture par un mouvement sec et précis. Au contact du liquide brûlant, se produit un chuintement et un petit brouillard odorant monte du beignet. A cet instant vous commencez à déguster votre beignet par les narines. Blanchette, avec une longue tige de fer imprime un mouvement circulaire au beignet pour bien répartir l’effet de la cuisson, puis dans le même geste, toujours avec sa pique, il le retourne pour frire l’autre coté. A cet instant ce sont vos yeux qui prennent le relais. Plongée dans le bain de friture la pâte a changé de couleur et de texture. Le bord du beignet s’est gonflé et distendu en un large bourrelet craquelé. Des bulles de pâte formées par la chaleur ont parsemé sa surface de petits cratères plus sombres. Une belle couleur brune augure du régal tout proche.

La cuisson finie, la pique transperce le beignet et l’agite afin d’évacuer l’huile à sa surface. Pour pouvoir tenir le disque brûlant, Blanchette le pose dans une feuille de papier repliée sur elle-même.

Vous pouvez, enfin, déguster la chose. On mord dans cette surface luisante qui enveloppe une mie blanche encore brûlante. La rapide plongée dans le bain bouillonnant a créé d’innombrables alvéoles qui rendent la pâte cuite souple et savoureuse. L’huile a laissé l’empreinte de son goût particulier. Un sorte d’amertume légère, un peu musquée et sans fadeur. La première bouchée arrachée au beignet roule dans la bouche et sa chaleur décuple l’alchimie onctueuse de cette simple préparation. Mais attention, si vous n’avez pas su attendre quelques instants il faudra arrondir votre bouche comme pour prononcer la lettre « O » et aspirer de l’air afin de ventiler votre palais et refroidir la bouchée brûlante qui s’y trouve. Cette légère brûlure fait aussi partie du plaisir. Au centre, là où la pâte est plus fine, c’est une mince paroi croustillante qui vient rajouter une saveur supplémentaire à la dégustation. Quand on la mord, elle se brise en d’innombrables morceaux. Cette délicieuse fragilité vous oblige à passer et repasser la langue sur vos lèvres pour récupérer les miettes collées. Le beignet est fini et la petite fringale qui vous tenaillait n’est plus. Seules les commissures des lèvres et les doigts encore un peu gras trahissent votre gourmandise.

Les grands gastronomes souligneront qu’une simple pâte levée et frite dans l’huile ne peut être inscrite au grand livre de la gastronomie. On peut en convenir, mais ce n’est pas l’ambition du beignet arabe. Il est conscient et fier de sa rustique simplicité. Il ne prétend pas aux honneurs des grandes tables. Il préfère se produire dans de modestes échoppes. C’est un fidèle ami qui aime réjouir le peuple de la rue.

Jacqueline RIQUELME

Merci Pierre-Emile de faire revenir à nous tous ces magnifiques souvenirs! Vos récits sont absolument merveilleux, votre plume fine et précise.

Lorsque j´étais enfant, nous faisions mon père et moi, sans exception, tous les dimanches matin, une petite promenade. Nous descendions depuis la Rue Taine jusqu´au trois horloges, nous marchions lentement; c´était l´heure des confidences: "Alors ma fille, le lycée ça marche au moins? Et les maths, tu comprends quand même?." Parfois un petit mensonge effleurait mes lèvres: Bon, oui, c´est pas mal. (Mais j´étais nulle en maths, et les notes laissaient bien à désirer) Nous bavardions tout le long du chemin, main dans la main, son contact si proche me rassurait, j´étais heureuse car j´avais mon père pour moi toute seule, tout en bavardant nos pas nous menaient jusque chez chez Blanchette, mon père discutait un peu avec lui de choses et d´autres car ils se connaissaient bien, et nous achetions ces superbes beignets que vous avez, cher Pierre-Emile si bien décrit, je repartais à la maison avec mon chaud trésor entre les mains. Arrivés chez nous, ma mère préparait un café noir qui parfumait tout l´appartement, nous prenions alors ce petit déjeuner qui me semblait digne d´une princesse, car ces beignets étaient pour nous : BOCATO DI CARDINALE !

Annie SALORT

A David Medioni

D'après les dires de Mme Melia , patronne de la fabrique de cigarettes , MON PERE Manuel SALORT était le meilleur chauffeur poid-lourd. Sur son immense camion jaune dans l'avenue de la Bouzaréah et la remorque dans la rue Léon Roches chargé de balles de tabac, dont tout le monde regardait la manoeuvre, j'étais trés fière, c'était MON PERE qui était au volant !

De nombreuses voisines travaillaient à la fabrique, et se serait super que vous fassiez mettre la photo des femmes de chez Melia, en votre possession, sur le site ! Avez-vous d'autres photos de chez Melia sur les hommes ? Je suis preneuse !

A Pierre-Emile,

Bravo pour tous ces souvenirs, surtout celui de l'apéro ! Avec MON PERE, j'étais tous les jours au Café au Barcelone , tenu par la fa mille Pozas, eh oui, après l'usine, il jouait au cartes : belote et rebelote ! Et aux cartes espagnoles ! bastos, coppa, épées et ??? Il y avait un billard à trois boules au fond de la salle et pour me faire tenir tranquille j'avais la responsabilité de marquer les points sur le boulier accroché au mur. Et la Kémia de Mme Pozas quel régal, surtout ces beignets de sardines. Je crois qu'il y avait plus de bars que de boulangeries à Bab el oued et çà marchait fort ! et chacun avait sa spécialité de kémia en plus des tramousses, olives et bliblis .

Vous vous souvenez aussi, de la fanfare qui défilait le dimanche matin, et qui attirait toute la population de l'avenue et des rues adjacentes à les applaudir sur leur passage !

Merveilleux souvenirs d'une enfance et adolescence insouciante, malgré les strougas et les évènements comme ont disait ! Quel gachis cette guerre ! Nostalgie quand tu nous tiens !!!!

Fraternellement vôtre !

Annie pla-salort

- page 32 de 39 -