Elle dérive entre les étals du marché de Bab-El-Oued. Malgré la chaleur de ce début d’été elle est caparaçonnée dans un lourd manteau de laine bleue. Ses lèvres balbutient des mots feutrés que nul ne peut entendre. La tête jetée en arrière elle rit silencieusement des ses inaudibles monologues. Ses mains griffent l’étoffe dans les poches du manteau. On perçoit le cliquetis de ses bracelets qui s’entrechoquent. Son regard porte au loin et glisse sur les choses et les gens. Si on la frôle, elle laisse échapper une douce plainte, avance de quelques pas courts et rapides et s’immobilise un instant. Le contact avec ses semblables semble la brûler comme un acide. Son calme revenu, elle reprend sa déambulation et ses conversations intérieures. Elle est encore jeune. Elle n’achète rien, ne quémande rien, ne s’adresse à personne. Sur son passage, son comportement ne déclenche ni sourire, ni raillerie, ni agacement. Elle n’a rien de commun avec ces figures du quartier qui doivent leurs renommés à des comportements excessifs.

Ma grand-mère Ascencion et moi sommes devant chez Mezrar en train de payer une bobine de coton à repriser. La Folle est à deux pas de nous. Je crains de la voir nous heurter. Je ne la perds pas des yeux afin d’anticiper un éventuel contact. Le temps de reprendre notre monnaie et de glisser le coton dans un de nos paniers en paille tressée, elle s’éloigne. « C’est triste ! » Dit une très grosse dame à ma grand-mère en parlant de la Folle. « Elle a perdu son mari, son fils et sa mère à cause des évènements. La douleur l’a rendue folle ». Grand-mère et la très grosse dame se lancent dans une conversation sur les « évènements ». Pendant toute leur discussion, j’inspecte minutieusement la foule pour essayer de repérer la Folle. Elle n’est plus là. Nous terminons notre circuit dans le marché sans la croiser de nouveau. Disparue la Folle. Notre dernière station c’est chez kadher pour prendre des œufs. Ils seront ainsi placés tout au-dessus des autres achats et ne craindront rien dans nos paniers pleins. Nous retournons à la maison. J’emporte avec moi l’image troublante de cette ombre.

Le lendemain et les jours suivants pas de folle au marché. J’ai longtemps guetté le manteau bleu mais je n’ai jamais revu cette femme. Son errance l’a transportée ailleurs où elle a du continuer ses conversations imaginaires nées de son propre calvaire.

A cette époque, je n’ai pas osé parler de la Folle aux adultes de ma famille. Je discernais qu’ils mettaient tout en œuvre pour me protéger des violences qui martyrisaient de plus en plus l’Algérie. Parler de la Folle, c’était prendre le risque d’évoquer le sujet. Pourtant, j’aurai voulu comprendre comment la douleur peut conduire à la folie. Pour moi la douleur c’était la chute sur le gravier et le genou couronné, la dent de lait qui s’attarde et qu’il faut arracher, l’épine d’oursin dans le pied. Bon tout cela n’est pas agréable mais de là à rendre fou !

Plus tard, le raisonnement aidant, j’ai su ce qui était arrivé à cette femme. Nos affrontements avaient fait plus que la tuer. Ils l’avaient transformée en une pauvre épave dont l’esprit clos ne pouvait plus recevoir de compassion, prononcer de pardon, exprimer la douleur ou entretenir le souvenir salvateur. Une vie privée de conscience dans un enfer plus terrible que la mort. Qui peut mériter cela ? Quelle cause peut exiger ce tribu ?

J’ignore à quelle communauté appartenait la Folle et quelles étaient ses origines et c’est mieux ainsi. De cette façon, si cette pensée que j’oriente vers elle lui parvient, elle le sera dans une fraternelle clarté dénuée de réflexe partisan. A près d’un demi-siècle de distance, c’est l’unique et dérisoire chose que je puisse faire pour elle.