Né à Bab El Oued - 1948 - ALGER

 

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Antoine BILLOTTA

Le : 18/12/2011 15:29

Me baladant dans les travées d’une grande surface de matériaux de construction, je vois, traînant par terre, oublié parce qu’insignifiant et d’aucune valeur cet objet anodin et désormais caduc qui servait à emballer et emprisonner avec une solidité à toute épreuve les énormes ballots de marchandises arrivant par bateaux ou plus près de nous par camions.

Ils faisaient leurs livraisons bruyantes bien avant l’aurore, au marché, notre marché et aussi chez nos moutchous et particulièrement à l’Etoile Blanche – chez Slimane- épicerie jouxtant le café de l’Olympic (angle de l’avenue des Consulats et du boulevard de Provence). Cette vaste épicerie recevait ses montagnes de marchandises venant principalement de Ghardaïa et c’était tout un spectacle qui fascinait nos regards d’enfants.

D’abord, par le fait que le déchargement avait lieu dans une cour rectangulaire en contrebas entourée par nos immeubles et que, pour y accéder, les camions surchargés devaient -sous peine de plus pouvoir en ressortir- y accéder par l’étroite rue des Messageries en marche arrière, ce qui demandait un bon quart d’heure au chauffeur suant sang et eau, saoulé par la chaleur, la fatigue des longs trajets et les clameurs contradictoires d’une dizaine de conseillers ès-manœuvres.

Ensuite, par le fait que, de notre cour située en rez-de-chaussée, nous étions à la hauteur des livreurs aux yeux atteints par le trachome, souvent porteurs de grosses lunettes de myope et vêtus immuablement de leurs blouses et sarouels traditionnels.

Mais aussi et surtout parce que nous attendions sagement et impatiemment que, après le déchargement de toutes ces marchandises mystérieusement englouties dans cet entrepôt plein à craquer et qui servait aussi d’hébergement à tous ces travailleurs mozabites, parce que nous attendions donc le moment de nous servir de cet objet mis au rebut : le feuillard métallique, long ruban de métal de 1 à 1,5cm de largeur, lien cisaillé libérant et faisant dangereusement enfler ces cartons désormais prêts à s’éclater comme des grenades trop mûres…

Et comme des moineaux attendant leur festin, nous allions au portail de cette cour et attendions que les portefaix nous donnassent (ce subjonctif imparfait - mais qui est parfait aujourd’hui ? - on l’a appris aussi à BEO, oui ! parfaitement ! avec un « d » !) des longueurs de ce machin. Les malchanceux en avaient de trop courts, ou inutilisables parce qu’ils avaient été sertis et impossibles à défaire…..

Cela n’avait d’ailleurs aucune importance car, à défaut de partager, nous nous mettions « en quatre », à deux ou à plusieurs pour réaliser nous-mêmes ce bijou qui allait nous donner un pouvoir, toujours confisqué par les adultes, nos parents, nos maîtres…

De fait, avec les moyens du bord, untel, avec des pinces subrepticement empruntées au père, un autre avec un marteau, la plupart, le plus souvent avec un caillou qui, à notre grand dam, martelait notre œuvre d’une manière indélébile, nous parvenions enfin à montrer ce dont nous étions capables.

Et c’est ainsi que nous avons été maudits par tous les chauffeurs de taxi et automobilistes qui passaient par là ; maudits et pris à partie par les joueurs de football qui nous dépouillaient de notre bien.

Bien sûr, je ne vous dis pas quel était cet objet mystérieux réalisé seulement par les garçons de l’époque. Grands-pères aujourd’hui, ils chercheront dans leur mémoire et pourront raconter et partager - pourquoi pas pour Noël ?- cette histoire vraie qui s’est passée en Alger, à Babeloued en tout cas, dans d’autres quartiers certainement aussi, il y a 100 non 60/65 ans, hier en somme…..

A celles et à ceux qui auront trouvé le nom de cet objet, je demanderai de me rappeler comment on le réalise, sachant qu’on y ajoutait un….pois chiche et que j’ai gardé ce morceau de feuillard dont Lamartine a pu écrire « Objets inanimés, avez vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?»

André TRIVES

Slimane et Omar

L'enfance c'est des moments de vie rangés méticuleusement dans la bibliothèque de sa mémoire et qui reviennent en boucle tout le temps dès qu'un signe vous relie à ce passé de vérité. Ce signe peut être une odeur, un son ou la lecture d'un simple mot qui vous transperce d'émotion. Dernièrement sur notre site un message de l'ami Merzak portait ces mots:"Slimane le charbonnier"; mon regard s'est immédiatement embué, ces mots étaient lourds de signification pour moi, ils représentaient toute mon enfance à Bab el Oued.

Slimane DOUDOU et son frère Omar tenaient un commerce de charbon juste en face du magasin de vins et liqueurs de mes parents au 4 rue des Moulins. Ils étaient originaires de Bounoura près de Ghardaïa (Mzab) et m'avaient vu naître en 1941. Entre mes parents et les Doudou, il y avait bien plus que de l'amitié. Pendant les années 39/40 alors que mon père était mobilisé sur le front en France, Slimane rendait de nombreux services à ma mère qui gérait seule avec un enfant de 3 ans le magasin. Il intervenait quotidiennement pour placer les lourds tonneaux de vin sur le chantier; sans son aide, ma mère n'aurait pas pu assurer la marche du commerce.

Le magasin de Slimane était une véritable caverne d'Ali Baba. On y trouvait tous les produits de droguerie vendus au détail et à l'air libre; si bien qu'en entrant dans l'espace réduit qui accueillait les clients, on avait les yeux et la gorge qui piquaient. Dans un grand tonneau situait à la droite de l'entrée, recouvert d'un plateau, se trouvait contenu de la sciure de bois utile pour éponger la pluie, et au dessus une balance romaine servant à peser le charbon qui était stocké dans la pièce arrière jusqu'au plafond. Inévitablement, de temps en temps, la pile de charbon dégringolait brutalement, semant la panique dans le magasin et dans la rue où un immense nuage de poussière noire se répendait telle l'encre de sépia sur une proie. Les haïks blancs des femmes sorties précipitamment sur le trottoir pour respirer avaient radicalement changé de couleur; et Slimane comme un capitaine de navire en train de sombrer, sortait le dernier enveloppé d'un nuage étouffant tel Aladin de sa lampe magique. Avec un sourire à la "Afric-film" d'où ressortait avec innocence le blanc lumineux de ses yeux et de sa dentition, il se confondait en excuses auprès des voisins et l'incident était clos. En pénétrant dans le local, on était saisi par une ambiance de catacombe où l'ampoule électrique recouverte de poudre fine distillait une lumière tamisée comme dans une boîte de nuit. Deux calendriers côte à côte étaient fixés au mur: le traditionnel et celui de l'Hégire écrit en arabe; et entre, une grande main de Fatma de couleur verte, sertie de paillettes qui prévenait:" ici vaut mieux ne pas mettre les yeux" et malheur à celui qui essayera " Rhamsa laïnik". Du comptoir servant de caisse, submergé de facture et du traditionnel carnet "marques!" faisant crédit aux clients, aux rayonnages où s'entassaient des produits les plus hétéroclites: kanoun, lampe à pétrole, veilleuses, fourneau à pétrole, déboucheurs de fourneaux, mèche à lampe, bougies vendues à l'unité, cristeaux de soude, naphtaline, pinceaux à chaux en alfa, lavette en filasse, éventail et soufflet (marora) pour kanoun, alcool à brûler et pétrole tirés d'un tonneau métallique, lessiveuses, savon de Marseille en paillettes, blanc d'Espagne, brillantine Roja, le "ça sent bon" (banita), paquets de lessives Bonux et Persil, pompes à flytox, poudres à teintures, henné, encens(jaoui) et pour les superstitieux: graines pour kanoun(fassour) et tarentes séchées (téta): tout sans exception était noirci de poussier. A chaque vente, il époussetait le produit en soufflant énergiquement d'une expiration profonde comme un trompettiste de jazz afin de retrouver l'étiquette qui donnait le prix. Quand j'allais "faire" de la monnaie pour mon père, au retour je n'échappais jamais aux salissures du noir de charbon qui font la réputation légendaire des charbonniers.

Un jour Slimane est rentré dans le magasin de mes parents, propre comme un sou neuf et vêtu d'un costume européen avec une petite valise à la main. Je devais avoir entre 9 et 10 ans. Il venait chjercher mon père qui avait aussi préparé sa valise en carton pour rejoindre la gare d'Alger et prendre le train "inox" en direction d'Oran. Tous les deux étaient de fervents supporters de l'équipe de foot le R S A (Red Star Algérois) et ils allaient assister à un match de coupe. Leurs idoles s'appelaient: GANEM, PONSETTI, VERMEUIL, ZAIBECK, CAILLAT, MAOUCH, les frères MAGLIOZZI,DHIEL... Je les avais accompagnés jusqu'au tram place de l'Alma et leur au revoir dégageait une immense joie d'aller vivre ce beau moment de plaisir ensemble.

Je me revois âgé de 5 ou 6 ans dans le calme d'un après midi d'été, Slimane me juchait en amazone sur le cadre de son vélo et me faisait faire le tour de l'immeuble par la rue de Chateaudun et la rue du Roussillon. L'air chaud qui caressait mon visage me donnait une sensation de rafraîchissement comme le ventilateur qui tournait au plafond de chez Prosper le marchand de tissus. Il s'excusait parfois de ne pas pouvoir me ballader à nouveau et me disait:" André, j'ai pas le vélo, il est en réparation chez Kallista".

Chaque midi, le magasin dégageait des odeurs de cuisine; Slimane préparait le repas. Je le revois activant par saccade la pompe du fourneau à pétrole comme une pompe à bicyclette et me disant poliment:" André, tu manges avec moi ?" Il faut bien reconnaitre que Slimane et Omar étaient déjà des travailleurs immigrés dans leur propre pays. Ils travaillaient à Bab el Oued loin de leur famille qu'ils retrouvaient une fois tous les 2 ou 3 ans. A cette occasion ils s'habillaient avec fierté dans le tradistionnel costume des gens du sud tout de blanc vêtu; ils allaient enfin retrouver femme et enfants qu'ils avaient regardés durant de longs mois de labeur et d'isolement pénibles sur de minuscules photos en noir et blanc délavés.

C'était çà notre vie; remplie de scènes pittoresques d'une époque totalement révolue et que nous partagions parce qu'elles faisaient partie de notre destin commun.

Dans le quartier nous nous connaissions de père en fils depuis des générations. Les fils prenaient la suite des parents et cela semblait éternel.

Les charbonniers Slimane et Omar rendaient des services à tout le quartier et tout le quartier les considérait comme de la famille.