Le : 17/07/2013 11:56

LES GRANDES VACANCES ( suite)

Si quelques privilégiés fils de fonctionnaires partaient en colonie de vacances et découvraient la France, tandis que d’autres rejoignaient des centres de jeunesse sous la houlette de la Mairie d'Alger comme celui de la forêt de Yakouren, la grande majorité organisait les vacances sur place dans le quartier. Alors, le quotidien d’été prenait forme petit à petit et le goût de l’aventure s’emparait vite des préoccupations de chacun, ainsi chaque matin on prévenait sa mère : « Mama ! je descends en bas la rue… ». Nous avions de bonnes têtes avec nos cheveux coupés à la brosse pour l'été. La rue, c’était la porte ouverte à une multitude d'amusements et d’apprentissages que l’on découvrait avec sa génération de copains. Elle se transformait en un théâtre de plein air où la folie imaginative des créateurs en culotte courte s'exprimait comme une réalité. Les grandes vacances nous donnaient le sentiments d’agir en toute liberté et souvent on en vérifiait la limite en investissant des territoires encore inconnus. Là, on s’inventait des secrets mystérieux , on se fabriquait des légendes et la curiosité l’emportait toujours. Braver l’interdit nous excitait particulièrement : l’un d’entre nous chipait la clef de la cave de l’immeuble du trousseau pendu derrière la porte d’entrée de la concierge, et descendre vers cet abîme inconnu pour y découvrir les esprits et les fantômes imaginés, c’était la plus belle chair de poule suscitée par la frayeur ressentie. Pas de lumière, une nuit totale, on s’asseyait en tailleur, on ne percevait pas le regard angoissé des autres, on jouait à se faire peur. La flamme vacillante d’une bougie allumée accentuait le silence inquiétant qui nous entourait et pour ne pas se faire remarquer des revenants que l’on redoutait et qui nous tétanisaient, nous nous soutenions en se prenant par la main et les conversations se poursuivaient à voix basse. Soudain, la concierge qui s’était rendue compte de l’intrusion, jaillissait hurlante de colère et nous détallions comme une volée de moineaux. Madame G. avec son accent espagnol criait : « bande de petits vauriens, vous finirez par mettre le feu à l’immeuble, ce soir je le dirais à votre père… » Ainsi, durant le reste de la journée nous retrouvions un calme forcé pour ne plus se faire remarquer en pensant aux représailles qui nous seraient réservées le soir venu. Mais Madame G. était une brave femme qui nous avez vu tous naître, elle ne mettait jamais à exécution ses menaces. Alors nous avions l’obligation de trouver un autre territoire interdit pour exister de nouveau. Venait l’idée de construire le moyen de locomotion le plus grisant : une carriole à roulements à billes. L’œuvre était collective et telle une écurie de course automobile, on se mettait en quête de trouver auprès du menuisier et du garagiste du coin, les divers éléments nécessaires à sa réalisation. Ensuite était désigné le pilote qui représenterait l’équipe pour participer à la course qui se déroulait dans la descente de la rue des Moulins. La compétition se passait l’après-midi après que les portefaix aient rangé les étals des marchands et que les éboueurs munis de lances à eau aient aspergé abondamment le pourtour du marché . Les carrioles s’élançaient dans un brouillard londonien où l’asphalte chauffé par le soleil de plomb de juillet, dégageait une fumée humide et blanchâtre. Les « Fangio » en herbe gagnés par la vitesse avaient du mal à maintenir leur trajectoire sur le sol glissant et la visibilité partiellement bouchée par l’écran de fumée. Alors ce qui devait arriver, arrivait : un choc violent contre le rebord du trottoir, l’amusement se muait en accident, des cris de peur couvraient la scène, la carriole bondissait sur le trottoir et pénétrait dans le Bar Costes à l’angle de la rue de Châteaudun, heurtant les consommateurs qui se rafraîchissait paisiblement au comptoir. L’ambiance chauffait quelques minutes, des larmes sur les joues rougies du téméraire attendrissaient les adultes qui expliquaient qu’à son âge ils en avaient fait autant, des excuses prononcées en essuyant d’un revers de main le nez renifleur ; il y avait toujours plus de peur que de mal. On promettait comme pour la fois précédente, de ne jamais plus recommencer. Pour divertir nos journées nous projetions une escapade en bande sur les hauteurs de Bab el Oued en direction des carrières Jaubert où la végétation desséchée affichait un jaune triste de pâleur et totalement délavé. Nous retrouvions les plaisirs de saison que notre imagination mettait à profit chaque année : cueillir de belles mûres rouges ou noires gorgées de sucre, remplir la musette de figues de barbarie en prenant soin d’éviter leurs piquants acérés, couper quelques plumets de roseaux au bord d’un ruisseau tari et parcouru de cailloux brûlants pour tailler la redoutable sarbacane: le « canoutte » ou « tire-boulette » qui servait à nos batailles rangées contre les bandes ennemies qui s’aventureraient à attaquer notre rue. S’ajoutait le lance-pierre qui servait aussi à chasser les moineaux : le « taouète » formé d’un rameau en forme d’Y sur lequel deux élastiques tendus reliés à un rectangle de cuir propulsaient violemment un petit caillou de forme ronde à la manière d’une fronde. Le « taouète » porté à la ceinture nous donnait le sentiment d’appartenir à une armée de Robin des Bois investie d’une mission au service des pauvres et des opprimés. Dans un vallon encore humide on grattait la terre pour extraire l'argile que l'on appelait : « terre en glaise » servant de pâte à modeler qui allait nous distraire lors des moments de canicule passés à l’ombre sur le sol frais de la cour de notre immeuble. On sculptait des figurines et le jeu de la « coca » fabriqué avec cet argile nous couvrait de salissures ; mais l’application et le soin que l’on y mettait faisaient dire aux adultes : « Ils se pourrissent comme des charbonniers, mais au moins on sait où ils sont...». A tour de rôle, les mamans obtenaient la terrasse de l’immeuble pour effectuer la grande lessive. C’était alors des moments d’amusement exceptionnels avec les baignades dans la buanderie où, à la fin de la journée, on rentrait épuisés des jeux et affrontements échangés dans les rires et la bonne humeur. Notre imagination réussissait à recréer une véritable tempête en haute mer avec l’eau des bassins de 60 cm²qui servaient de lavoir. La seule précaution à prendre consistait à éviter de s’aventurer pieds nus sur les carrelages rouges de la terrasse que le soleil impitoyable avait rendu en braises incandescentes. Les parties de foot se concevaient toujours comme une rencontre de coupe du monde dont les règles définies par les protagonistes concluaient d'un accord préalable : « C’est un match contrat ». Elles se déroulaient entre deux bouches d’égout disposées face-à-face au bord du trottoir dont on avait pris soin d’obstruer l’accès avec du papier afin que la balle faite de chiffon humide ou de papier journal compacté et ficelé ne puisse disparaître à jamais au premier but marqué. On s’appelait par les noms de nos idoles, on défendait bec et ongles la réputation de notre club de foot préféré, mais la partie allait rarement à son terme ; le cantonnier stoppait nos ardeurs en ouvrant la vanne d’eau pour inonder la rue à l’occasion de son nettoyage quotidien. Lorsque tôt le matin, Bab el oued se réveillait sans un souffle d’air et que les rayons du soleil s’accrochaient indiscrètement aux claires-voies des persiennes, une journée de canicule s’annonçait et la chaleur entamait sans pitié le siège des maisons encore endormies. Ce jour là, nous étions aspiré par le nord, là où se trouvait la mer. En tenue légère, et dans la même direction, des groupes formaient une longue procession vert un but commun : vivre en maillot de bain et se rafraîchir dans l’eau bleue que le ciel immaculé nous offrait. La marche en espadrilles jusqu’aux Deux Chameaux était moins pénible à l’aller qu’au retour, même si le poids de la pastèque constituait un lourd handicap à porter. A destination, une couverture tendue servait de parasol entre deux piquets et le mur qui soutenait le boulevard. Le ressac des vaguelettes nous tenait au frais les bouteilles de gazouz que l’on avait enterrées dans le sable. Les amusements jusqu'à épuisement sur la chambre à air, la corbeille d’oursins que l’on « faisait », les cris de joie des enfants sous le regard de leurs parents, heureux de revivre à leur tour les scènes familiales de leur propre enfance, les jeux de ballon où il fallait toujours gagner. Les plongeons en « pantcha » explosant le miroir d’eau d'une gerbe blanche tel un feu d'artifice, la chaleur collée à la peau et le coup de soleil « en traître » dans le dos, le calvaire du retour à la maison par Raïsville, l’Eden, le Petit Chapeau et le stade Marcel Cerdan s’adoucissait quelque peu avec l’admiration de la vue enchanteresse qui dominait notre « mare nostrum ». Partout, les cris et les éclats de rire continuaient de monter des criques pour nous rappeler que la liesse se poursuivait tard dans la soirée, jusqu’à ce que la nuit dépose un voile de fraîcheur ; enfin de fraicheur toute relative. Au retour à la maison, on croyait habiter dans le four d'un boulanger tellement il faisait chaud. La fatigue nous calmait des ardeurs habituelles, un bain dans la grande bassine et quelques casseroles d’eau diluaient le sel qui fardait notre corps : on s’endormait avec les bruits et les plaisirs que la mer nous avait une fois de plus accordés. Le soleil nous tiraillait la peau jusqu’au sommeil, alors les rêves avaient l’odeur de l’iode et contrairement à ceux qui se construisent habituellement dans l'invention, nos rêves étaient toujours puisés dans la réalité. La tirelire de la mémoire comptabilisait ces belles journées d’été et nous savions qu’il y en aurait d’autres à l’infini. A l’instar des villes du sud de la Méditerranée, les après-midi de fournaise nous cloîtraient dans les appartements avec persiennes fermées et portes ouvertes ; le calme d’un brin de sieste se prenait alors dans une sorte d’abandon langoureux sur le carrelage où s’entamait un joue à joue amoureux dans l'attente d’un courant d’air. Les cris des « yaouleds » ventant la une du journal « Dernière Heure » qui paraissait à partir de seize heures, sonnaient le rassemblement des troupes d’enfants qui se préparaient à vivre une nouvelle vie « en bas la rue ». Il ne fallait pas perdre de temps si l’on voulait jouir de la douche inespérée que l’arroseuse municipale nous gratifiait en remontant la rue des Moulins en direction du marché déserté. Elle aspergeait en pluie fine rues et trottoirs, et nous, fidèles opportunistes adeptes de la secte des plaisirs immodérés, on se précipitait derrière l’engin, manifestant bruyamment une joie indescriptible sous le jet chatouilleux et bienfaisant qui rafraîchissait nos pieds nus. Puis petit à petit le cirque de nos distractions traditionnelles installait son chapiteau dans la rue, la grande parade des numéros commençait : «à la une, à la deux, à la trois », ici les filles s’engageaient prestement pour le saut à la corde qui claquait comme un fouet sur les dalles du trottoir couvertes de gribouillis à la craie. Là, raisonnaient des questions ponctuées d’un claquement de main : « mère, que veux-tu ? », et la réponse intimait d’avancer sans être vu. Plus loin le ciel était le but qu’il fallait atteindre à cloche-pied lors d’une marelle effrénée. Les plus jeunes mettaient en scène sous les boîtes aux lettres de l’entrée de l’immeuble, la vie de leur maman avec poupées en chiffon, lit à bascule, dînette, vaisselle et ustensiles de cuisine en fer blanc. Il y avait même, en cas d’urgence, un volontaire qui remplissait la fonction de docteur. Les garçons eux, maintenaient leur singularité en se choisissant par catégorie d’âge et surtout par affinité. Adossait à un mur, le « coussin » dirigeait la manœuvre du sauteur qui prenait son élan pour atterrir sur le dos d’un groupe de cinq garçons arc-boutés comme dans une mêlée de rugby alignée en colonne, la tête contre son ventre. Le sauteur criait : « fanfan » et le « coussin » ainsi que les badauds qui suivaient intéressés la partie répondaient à l’unisson : « vinga ». L’équipe qui gagnait était celle qui était restée en équilibre sans tomber sur le groupe arc-bouté. Il s’en suivait des moments homériques avec des chutes extraordinaires lorsque les porteurs montaient une farce au sauteur parti promptement dans les airs, en s’écartant au dernier instant. Les rires collectifs et une pointe de honte apaisaient les douleurs. Juillet était propice au tour de France des déraillés : le parcours tortueux dessiné à la craie était minutieusement suivi sans sortir du chemin tracé, c’est à dire sans dérailler. L’objet de la compétition consistait à propulser des bouchons métalliques de bouteilles de soda lestés par pichenettes successives, afin de franchir l’arrivée le premier. Inutile de décrire les passions engendrées où chaque bouchon représentait des noms célèbres : Bobet, Robic, Coppi, Bahamontès sans oublier nos vedettes locales : Zaaf et Zélasco. A la maison l’imagination débordante des enfants se faisait sentir dans de nombreux domaines : plus une boîte d’allumettes en l’état, seulement une boîte de chaussures les contenant par poignées; la raison n’échappait à personne, la folie des « tchappes » était passée par là. Certains jeux se conditionnaient par sacs entiers que l’on gardait précieusement jusqu’à l’année d’après : le sac de billes ou le sac de noyaux était l’accessoire d’excellence au même titre que le cartable . Aussi, le fruit le plus apprécié à Bab el Oued, c’était l’abricot, non pour sa chair sucrée, mais pour la valeur inestimable de son noyau qui suivait une cotation fluctuante à la bourse des trocs du jeu des noyaux. Ces jeux avaient donné naissance à un langage spécifique que seuls les enfants de Bab el Oued en comprenaient le sens: la « tchappe » qui tombait à cheval contre le mur déclenchait un cri d’admiration : « cabaille », pour aguicher une partie de noyaux, l’annonce était scandée en chantant : « A qui tire le tas, il gagne le tas », aux billes, la mesure entre les extrémités du pouce et du majeur tendus à plat donnait le gain en déclarant :« bite et pam », réussir à lancer toutes les billes dans un même trou avait pour formule joyeuse : « tuisse-bacuisse, tu l’as dans la cuisse », jouer aux noyaux à « séven » avec une paire de « tic-tic » n’échappait pas à des mots ésotériques : le 7 gagnant c’était :« séven », le 2 ou 12 perdant : c’était : « claps », pour avoir le droit de recommencer son jeu, une affirmation bien pratique : « pas bonne échappe » , s’excuser pour avoir toucher 2 billes à la fois : « pas bon caran », et reconnaître la défaite :« j’ai fait tchouffa ! ». Lors du lancé des « tic-tic » on essayait d’affirmer une connaissance secrète afin d’inquiéter l’adversaire en soufflant un air magique sur le poing fermé et si le coup s’avérait par chance gagnant, il confirmait la prophétie et soulevait des rires de vantardise de son auteur en déclarant: « c’est la classe qui parle ». C'était ça le Bab el Oued de mon enfance. Un quartier destiné à divertir et à rendre joyeux les enfants que nous étions. Comme nos parents l'avaient vécu, à notre tour la continuité était assurée. L'histoire a privé nos enfants de naître dans ce merveilleux quartier et de connaître à leur tour cette vie fraternelle partagée entre toutes les communautés.