Le : 29/05/2015 15:08

Pour François Estève de la rue des moulins. Slimane et Omar L'enfance c'est des moments de vie insouciants rangés méticuleusement dans la bibliothèque de sa mémoire et qui reviennent en boucle tout le temps dès qu'un petit signe vous relie à ce passé. Ce signe peut être une odeur, un son ou la lecture d'un simple mot qui vous transperce d'émotion. L'an dernier sur notre site un message de l'ami Merzak citait ce noms d'une figure du quartier : "Slimane le charbonnier"; mon regard s'embua immédiatement, ce nom ne pouvait pas me laissait indifférent, il ravivait toute mon enfance à Bab el Oued. Slimane DOUDOU et son frère Omar tenaient un commerce de charbon juste en face du magasin de vins et liqueurs de mes parents au 4 rue des Moulins. Originaires de Bounoura près de Ghardaïa (Mzab)ils m'avaient vu naître en 1941. Entre mes parents et les Doudou, il y avait bien plus que de l'amitié. Pendant les années 39/40 alors que mon père était mobilisé sur le front en France, Slimane rendait de nombreux services à ma mère qui gérait seule le magasin avec la charge d'élever mon frère aîné âgé de 3 ans. Il intervenait quotidiennement pour placer les lourds tonneaux de vin sur le chantier ; sans son aide, ma mère n'aurait pas pu assurer la marche du commerce. Le magasin de Slimane ressemblait à une véritable caverne d'Ali Baba. On y trouvait de tout et les produits de droguerie vendus au détail et à l'air libre vous piquaient les yeux et la gorge en entrant dans le petit espace qui accueillait les clients. Dans un grand tonneau situait à la droite de l'entrée recouvert d'un plateau, se trouvait la sciure de bois, et au dessus une balance romaine servant à peser le charbon vendu en vrac, stocké dans la pièce arrière jusqu'au plafond. Inévitablement,parfois, la pile de charbon dégringolait brutalement, semant la panique dans le magasin où un immense nuage de poussière noire se répendait telle l'encre de sépia. Le haïk blanc des femmes sorties précipitamment sur le trottoir pour respirer avaient leur haik blanc transformé en niquab afgan tout noir de la tête au pied. Et Slimane comme un capitaine de navire en train de sombrer, sortait le dernier enveloppé de poussier noir en train de se dissiper lentement. Son sourire gêné à la "Afric-film" ressortait le blanc lumineux de ses yeux et de sa dentition, alors, il se confondait en excuses auprès des voisins et l'incident était clos. En pénétrant dans le local, on était saisi par l'ambiance sinistre où l'ampoule électrique recouverte de poudre fine distillait une lumière tamisée comme dans une catacombe romaine. Deux calendriers côte à côte étaient fixés au mur : le traditionnel des postes et celui de l'Hégire écrit en arabe où la main de Fatma de couleur verte, sertie de paillettes conjurait le mauvais sort. Le comptoir servant de caisse croulait sous la paperasserie : les factures et le traditionnel carnet de crédit fait aux clients n'échappaient pas à la poussière de charbon qui s'insinuait de partout. Même poussière sur les rayonnages où s'entassaient des produits les plus hétéroclites : kanoun, lampe à pétrole, veilleuses, fourneau à pétrole, déboucheurs de fourneaux, mèche à lampe, bougies vendues à l'unité, cristeaux de soude, naphtaline, pinceaux à chaux en alfa, lavette en filasse, éventail et soufflet (marora) pour kanoun, alcool à brûler et pétrole tirés d'un tonneau métallique, lessiveuses, savon de Marseille en paillettes, blanc d'Espagne, brillantine Roja, le "ça sent bon" (banita), paquets de lessives Bonux et Persil, pompes à flytox, poudres à teintures, henné, encens(jaoui) et pour les superstitieux : graines pour kanoun(fassour) et tarentes séchées (téta). A chaque vente, il époussetait le produit en soufflant énergiquement d'une expiration profonde comme un trompettiste de jazz afin de retrouver l'étiquette et percevoir le prix. Quand j'allais "faire" de la monnaie pour mon père, au retour je n'échappais pas aux salissures du poussier de charbon qui faisaient la réputation des charbonniers et aussi des ramoneurs. Je me revois âgé de 5 ou 6 ans dans le calme d'un après midi d'été, Slimane me juchait en amazone sur le cadre de son vélo et me faisait faire le tour de l'immeuble par la rue de Chateaudun et la rue du Roussillon. L'air chaud caressait mon visage et me donnait une sensation de rafraîchissement comme le ventilateur qui tournait au plafond de chez Prosper le marchand de tissus. Chaque midi, son magasin dégageait des odeurs de cuisine ; Slimane préparait le repas. Je le revois activant par saccade la pompe du fourneau à pétrole comme une pompe à bicyclette et me disant poliment : " André, tu manges avec moi ?" Il faut bien reconnaitre que Slimane et Omar étaient déjà des travailleurs immigrés dans leur propre pays. Ils travaillaient à Bab el Oued loin de leur famille qu'ils retrouvaient à tour de rôle une fois tous les 2 ans. A cette occasion ils s'habillaient avec fierté dans le tradistionnel costume des gens du sud tout de blanc vêtu ; enfin ils allaient retrouver femme et enfants qu'ils avaient regardés durant tous ces longs mois de labeur à Bab el Oued sur de minuscules photos en noir et blanc délavés. C'était çà notre vie à Bab el Oued ; remplie de scènes pittoresques d'une époque totalement révolue et que nous partagions parce qu'elles faisaient partie de notre destin commun. Dans le quartier nous nous connaissions de père en fils depuis des générations. Les fils prenaient la suite des parents et cela semblait éternel. Les charbonniers Slimane et Omar rendaient des services à tout le quartier et tout le quartier les considérait comme de la famille