Le : 14/11/2012 15:40

Merci Mustapha de raviver la mémoire des "pardales de la cantéra".

Il y a des mots de notre langage disparus à jamais, enfouis dans notre mémoire endormie. Mais il suffit d’un bruit ou d’une écoute sentimentale pour qu’ils ressurgissent immédiatement et vous restituent intacts des moments de vie passée.

Je longeais le port de ma ville d’exil, le vent d’ouest claquait les haubans des bateaux amarrés le long du quai. Comme à l’accoutumée je m’apprêtais à vivre des instants de sérénité à respirer le parfum iodé de la mer. Soudain passant à proximité d’une place arborée, j’ai perçu le chant mélodieux d’un oiseau perdu dans le brouhaha de la rue. Mon esprit s'est alors complètement extirpé du présent, je n’étais plus dans mes baskets, je n’étais plus ici, j’étais à nouveau là-bas, transporté à Bab el Oued dans une époque d’insouciance et d’exaltation comme seuls les enfants savent l'imaginer.

Un mot a jailli en moi pour désigner l’auteur de cette mélodie saccadée ; ce n’était pas le mot « oiseau », mais « pardale », le signifiant en Valencien. C'était la langue de mes grands parents, originaires de la province de Valence en Espagne et venus à Bab el Oued vers 1910. Le travail de mémoire était amorcé. Les douleurs se faisaient de plus en plus pressantes. L’accouchement de cette tranche de vie passée se déroulait bien malgré moi entre la beauté de la mer à mes pieds et les bruits métalliques de la ville. Ainsi les mots qui décrivent et racontent mon enfance à Bab el Oued se bousculaient au portillon de ma mémoire : pardalettes (petits oiseaux), pobrette (le pauvre) , tiquette (petit) , qué vols ? ( que veux-tu ?) , bonna nit (bonne nuit) , la lumia sa paga (la lumière est éteinte ), no téniés de conichiment (il n’a pas d’intelligence) , esta gitate (il est couché) , gordo (gros), salute y força en el canoute ( ?). La langue maternelle demeurait en moi toujours aussi limpide.

Mes aïeux ibères apportèrent au quartier une coutume agréable et sympathique traduisant toute la sensibilité et la générosité des petites gens qui habitaient Bab el Oued : la coutume obligeait chaque famille à mettre à sa fenêtre ou à son balcon une cage d'oiseaux. C’était une manière de créer de la gaîté et du plaisir autour de soi en partage avec ses voisins. Et tous en avaient bien besoin. A la fin d’une journée harassante exercée dans les métiers du bâtiment, à extraire à la main les blocs de calcaire aux carrières Jaubert, souvent à genoux avec sur la tête un mouchoir à quatre nœuds pour se préserver du soleil impitoyable, ils retrouvaient chaque soir au retour dans leur appartement exigus un peu d’humanité en s’occupant des soins accordés aux couples de canaris, de chardonnerets et de serins. Avec amour, ils nettoyaient la sole de zinc des fientes, changeaient l’eau de l’abreuvoir, fixaient aux barreaux un os de sépia pour aider l’affûtage du bec, préparaient le nid pour les prochaines couvées, complétaient la mangeoire de millet acheté chez Salord, rue de l’Alma, proche du débit de tabac de l'ami Momo, passaient énergiquement un clou rouillé sous le cou pour soigner le risque mortel d'un goitre, organisaient les accouplements en cherchant dans le voisinage une femelle reconnue pour ses qualités de chant, oui, c’était un beau moment d’humanité qui s’échangeait entre l'homme noyé dans une vie confisquée par la dureté du travail, et l’oiseau privé de liberté chantant sa joie de vivre sur les balcons.

Pour ces ornithologues passionnés, c’était une façon de mettre la campagne à sa fenêtre et de faire profiter les voisins du chant d’allégresse des pardalettes.

Le phonographe à manivelle dispensait par les fenêtres et les portes toujours ouvertes les airs de Carmen, de la Belle de Cadix ou du ténor Caruso. Les anciens savaient créer autour d'eux une ambiance de fête. Les maisons de carriers résonnaient de cette joie chaque matin pour le plaisir de tous.

Le 9 septembre 1954, vers 6 h du matin tout Bab el Oued fut réveillé en sursaut par le tintamarre des pardales pris de panique dans leur cage. Personne ne comprenait la raison de cette frayeur qui s’était emparée subitement de nos petits volatiles. Quelques minutes plus tard , je dis bien quelques minutes plus tard, nos maisons dansaient comme des quilles : nous vivions en direct le tremblement de terre d’Orléansville.

Aujourd’hui plus de cage à nos fenêtres, plus d’oiseaux à nos balcons pour colporter de maison en maison la joie et la gaieté qui se font si rare dans nos villes. Il me revient une ritournelle en valencien que nos aïeux entonnaient à la fin des repas : « La ouella fa ros sin séba et le ouello di que no vole, la ouella salsa li péga et le ouello li tronca le pérol » ; et le rire redonnait l’énergie du courage à chacun. Les pardales de ma ville d'exil se sont tus avec le mistral qui s’énervait dans la rade ; le clapotis régulier des vagues sur la coque des bateaux me rappelait le temps qui passe inexorablement, ma mémoire endormie s’est figée à nouveau.

Je dédie ce texte à Mohamed Nemmas dit Momo, cet ami , ce frère devenu une étoile scintillant à jamais dans le ciel de Bab el Oued.