L'ECOLE DE LA PLACE LELIEVRE: l'université de Bab el Oued (suite du 19 mars à 21 h 05)

De 1946 à 1958, l'école Lelièvre a été dirigée par Mr NADAL un homme d'une profonde bonté, Mr MASSE avec un oeil en verre il paraissait plus sévère qu'il n'était, Mr FRANCHON la gentillesse personnalisée. Les maîtresses et les maîtres qui ont marqué cette période avaient tous sans exception pour dénominateur commun: un coeur gros comme une pastèque de 10 kgs. Et si certains étaient adeptes de la manière forte, il faut reconnaître que nous y étions pour quelque chose. Souvenons-nous: Mme WINCKLER du charme avec une main de fer, Mr NONDEDEO, la discipline au bout des doigts, Mr LEVY impressionnant de carrure et de gentillesse, Mr BENZAKEN un excellent pédagogue usant de la règle à persuasion, Mr ASCIONE trop gentille pour gérer les vedettes du quartier, Mr FOLETTI soupe au lait et le coeur sur la main, Mr BEN FREDJ la voix nasillarde qui transperçait les fenêtres, Mr STORA le sérieux et le travail sans chahut, Mr BENHAIM l'amour du métier qui le conduisait à nous agrandir les pulls par tiraillements et qui calmait les agités en les envoyant faire un tour à "l'usine aux parfums" c'est à dires les WC jouxtant sa classe, Mr MOLL sportif et puncheur à l'occasion pour que ses élèves ne quittent pas l'école sans le certificat d'études. A l'étage, les professeurs du secondaires finissaient de parfaire notre éducation d'adolescent: Mr BEN SIMON la classe dans la classe avec humour et spiritualité, jamais en colère, juste un froncement de ses sourcils épais avec une moue dubitative et le dérapage devenait contrôlé, Mr DAUSCHY visage juvénile aux attitudes d'aristocrate pour nous apprendre les verbes irréguliers, Mr DAVIN qui était naît sans sourire et qui portait en permanence un chapeau mou avec rebord baissé comme un abat-jour, Mr GERMAIN les maths en représentation théâtrale ou l'art du mime pour élucider les énigmes posaient par Thalès ou Pytagore, Mr FAGARD heureux de voir sa classe croulait de rire sous ses pitreries en cours de sciences naturelles, Mr PEUTO un conférencier de haut niveau en histoire et géographie; il nous avait fait faire la maquette de bab el Oued avec ses contours, ses reliefs et la descente de l'oued M'Kacel pour nous faire mieux comprendre là où nous vivions. Avec lui nous garderons aussi le souvenir de l'apprentissage de la reliure. Mr BLOT s'efforçant de nous faire comprendre la place des voyelles en Arabe littéraire et nous faisant réciter à l'unisson le poème sur l'hiver " El chitaou": " Hassanou foussouli el ami oua el chitaou oua y naïdine yassirou el djaou...", Mlle GAVARONE transportant péniblement de classe en classe un meuble contenant le guide chant pour nous donner le goùt de la musique classique, Mme LAFAILLE souriante derrière ses lunettes à grosse monture articulant sa leçon d'Anglais avec des lèvres peinturlurées d'un rouge éclatant, Mme ESPOSITO et Mr BARTHELET des pédagogues de l'esquisse, de la perspective et de la proportion; on vaporisait un liquide appelé fixateur sur les dessins au fusain pour les conserver. Enfin celui qui avait la sympathie de tous, toujours vêtu d'un survêtement et s'évertuant à nous faire redresser la tête pour marcher au pas: Mr ROMEO portant des lunettes à gros foyers et un sourire de gentillesse permanent.Avec lui on quittait l'école une fois par semaine et nous éprouvions alors un sentiment de liberté dès la sortie rue Jean Jaurès, à hauteur de la Typolitho l'air de la mer nous transportait dans les grandes vacances et une fois arrivés sur le terrain de basket attenant au stade Marcel Cerdan où se déroulait le cours de gym, nous ressentions le bonheur de vivre à Bab El Oued. De mai à juin le cours de natation avait lieu en pleine mer au Petit Bassin; inutile alors de décrire le charivari explosif de joies et de cris qui montait jusqu'au boulevard et qui destabilisait pour quelques heures ce petit coin tranquille pour pêcheur à la ligne. L'esprit de l'école Lelièvre, de solidarité et de grande ferté se retrouvaient dans les différentes générations qui portèrent le maillot de l'équipe de hand ball lors des rencontres inter-scolaires qui avaient lieu le jeudi après midi au stade Leclerc; et Mr ROMEO qui était l'initiateur de ces beaux moments de notre jeunesse était pour nous un grand copain, un ami, un grand frère.

Chaque année à Pâques, sous l'égide de l'Amicale des Anciens Elèves et de Parents d'Elèves de l'école, une grande kermesse ouvrait ses portes au public. Elle s'accompagnait d'une exposition de dessins, peintures, modelages et sculptures exécutés par les meilleurs élèves de chaque classe avec pour rehausser ce rendez-vous annuel depuis plus de 40 ans, des panneaux réservés aux oeuvres des anciens devenus artistes côtés et très connus. Nos parents éprouvaient un immense plaisir en découvrant une réalisation de leur fiston, mais s'en trouvaient encore plus heureux de parcourir l'école de leur enfance. En juin deux évènements traditionnels marquaient la fin de l'année scolaire: la remise solennelle des prix en présence de l'inspecteur d'Académie sous le regard ému des parents et grands parents, et, une grande fête gymnique et sportive réunissant les écoles du quartier qui se déroulait sur le stade Cerdan agrémentée de spectacles qui retraçaient des fresques historiques. Je ressens comme une démengeaison de plaisir qui traverse tout mon corps lorsque je sors du sommeil de ma mémoire le souvenir de la fête 1949/1950 qui avait pour thème: l'antiquité. Durant le dernier trimestre qui précéda cette manifestation, l'école ressembla à un grand chantier où personne ne comptait les heures supplémentaires. Sous la direction de Mr ROMEO assisté de nombreux collègues et de tous les élèves en âge de participer, une véritable razzia fut organisée sur le carton, les manches à balai, le papier de couleur, la colle, la ficelle, les vieux tissus. Ainsi on confectionna des costumes et heaumes romains, des épées, des dagues, des lances, des fouets; et pour restituer la course de Ben Hur, on emprunta aux éboueurs leurs charretons-poubelles qui furent décorés plus vrais que nature. Le couple de chevaux pur-sang qui les tirait était constitué de deux gaillards qui ne ménageaient pas leur peine sous le soleil impitoyable d'un été qui s'annonçait déjà brûlant. Ce spectacle d'enfant, monté et réalisé avec l'union de toute l'école remporta un immense succés dont "Dernière Heure" le journal paraissant l'après midi se fit l'écho pour la plus grande fierté de chacun.

Nous jouions follement dans la cour de notre école qui le temps des récréations devenait un paradis. Je revois ces visages surmontés de cheveux hirsutes, trempés de sueurs que l'on essuyait d'un revers de manche ou d'une main pas très propre. Quelles bonnes mines nous avions, rouges comme des coquelicots, au moment où la cloche nous rappelait dans les classes.

L'école Lelièvre fabriquait des modèles et des exemples de réussite; elle nous conviait pendant 10 ans à un véritable parcours iniatique qui contribuait à la plus importante des connaissances: la connaissance de soi.