LES ODEURS ET LES SAVEURS DE MON ENFANCE

S'il est bien une mémoire qui demeure intacte et vous revient tout le temps comme un soleil qui vous caresse de plaisir chaque printemps, c'est celle qui se constitue des odeurs et saveurs de son enfance. Et être un enfant de Bab el Oued, le quartier qui a inventé le mot "simplicité", c'était être curieux de tout, écouter l'expérience des anciens, étreindre à bras le corps l'amitié des copains, sentir jusqu'à l'enivrement, goûter aux plaisirs sans modération; en un mot mettre à profit nos cinq sens pour découvrir, apprendre et comprendre la vie.

Chaque jour, dès le matin avec le marché qui installait ses étals et les commerces qui levaient leur rideau de fer, une atmosphère olfactive puissante se répandait dans les rues: c'était l'odeur du pain chaud et des plaques de calentita et de pizza au sortir des fournils, des mounas brûlantes recouvertes d'un linge que nos mamans ramenaient de la boulangerie, du vin en tonneau que l'on tirait au détail, des épices alignées en tas multicolores et des barils de salaison du"moutchou", des effluves irritantes de la naphtaline, des cristaux de soude et de l'alcool à brûler vendus en vrac et à l'air libre, du camphre et de l'alcool à 90° embaumant la pharmacie de monsieur Marcel, du " ça sent bon"(eau de cologne) vaporisée copieusement dans les salons de coiffure, des parfums et eaux de toilette de la fabrique Zaoui endimanchant les rues Normandie et Cardinal Verdier, des amandes s'habillant de sucre blanc dans les marmites rotatives de la fabrique de dragées rue Rochambeau, des émanations fortes d'alcool et d'anisette imprégnant les alentours des distilleries Gras et Phoenix, du tabac à fumer, à priser ou à chiquer des manufactures Bastos ou Mélia, des teintures acres des cordonniers, des fleurs qui décoraient les étals de la place de l'Alma, des plumes virevoltantes des volailles criant leur agonie dans les mains expertes de Kader, de la motte de "smen" et du petit lait de Nia dessinant une moustache blanche à ses clients assoiffés, sans oublier Blanchette avec sa toque de chef maniant une longue tige de fer pour cuire ses beignets tournoyants dans l'huile frissonante.

Ainsi, je pouvais retrouver mon chemin les yeux fermés.

Mais c'était en soirée que des senteurs alléchantes envahissaient la rue; elles provenaient des bars qui se lançaient un véritable concours de KEMIA pour attirer une clientèle devenue exigeante. Elle était servie dans des assiettées bien remplies que l'on appelait "à la tonne" et on y dégustait: des fritures de sardines, petits rougets, merlans, mange-tout, calamars nature ou en beignets, sépia au noir, coquillages crus ou cuits, fêves au coumoune, tramous, bliblis, cacahuètes, salades de tomates, de pommes de terre, de concombres, de pois chiches, olives cassées, poivrons et variantes au vinaigre. La tradition de la kémia était un fait de société unique au monde et l'on venait de très loin pour boire un coup à Bab el Oued où boire plusieurs coups se disait" tomber dans une embuscade". Enfin la particularité à remarquer c'est que toutes ces victuailles étaient gracieusement offertes, et nous les jeunes avec un crush ou une gazouz grenadine et une ventrée de kémia on allait voir en soirée un western au Marignan ou au Plazza le ventre apaisé.

Les rues sentaient la fête avec des odeurs appétissantes qui gagnaient les trottoirs des avenues des Consulats, de la Bouzaréa ou de la Bassetta: c'étaient les brochettes de ris et de coeur du réputé Guedj qui titillaient nos narines avec ses fumées qui faisaient saliver à cent mètres à la ronde, le hasban et la rate farcie de Pépète de la Grande Brasserie dont la cuisine était celle des mamans juives, la vanille et le citron du fameux créponé qui attiraient une foule de gourmands chez les fabricants de crèmes glacées tels Grosoli, Di Miglio, Roma-glace ou La Princesse, les kiosques à frites ou à beignets italiens étaient encerclés par une horde d'affamés, les gateaux au miel et aux amandes pilées nous faisaient vérifier le sens de l'expression"avoir l'eau à la bouche", le thé à la menthe servi dans la tradition au café de l'Etoile Blanche, sans oublier le vendeur à la sauvette de jasmin proposant des colliers de fleurs ou des petits bouquets que l'on plaçait derrière l'oreille.

Suivant les saisons, des carrioles à bras parcouraient les rues et nous gratifiaient de petits plaisirs comme seuls les gens simples en sont capables; alors la rue s'animait d'odeurs et de couleurs: les épis de maïs grillé sur un kanoun, les figues de barbarie que la marchand débarrassait habilement de la peau et des piquants et que l'on dégustait sur place, les jujubes vendus dans un cornet en papier, le vendeur de cacahuètes salées toutes chaudes dans son petit panier en raphia et chantant" cacahuètes, guermech..", sans oublier Tonette et sa corbeille d'oursins parfumée d'iode qu'il avait fait au Petit Bassin le matin même ( Chez nous on ne pêche pas les oursins; on les fait).

La joie était dans la rue. Comment oublier ces modestes marchands ambulants qui offraient ce spectacle des saveurs et aussi une façon de nous rendre la vie moins difficile: il y avait le vendeur de "kikilomètre" et son caramel enrubanné autour d'une canne en roseau, rameutant le quartier avec une trompette au son nasillard, faisant le délice des enfants. Le marchand d'oublis ajoutant une chance de gagner des oublis supplémentaires en nous faisant tourner une roue de loterie numérotée placée sur le couvercle du container en métal. L'été, c'était le glacier itinérant qui vendait une crème glacée qu'il formait en parallélépipède rectangle maintenu par deux gauffrettes. Il était la bête noire de notre directeur de l'école de la Place Lelièvre, Mr Nadal, qui lui reprochait l'hygiène de son procédé. Mais pour nous les enfants, c'était sucré donc délicieux; alors on criait à nos mères restées en étage:" Maannmaann ! lances-moi une pièce de vingt sous", et la réponse était fulgurante:" Mon fiiilllsss, la banque elle est fermée"

A la réflexion, ce ne sont pas les odeurs et les saveurs en tant que telles qui restent en moi, mais plutôt l'expression d'un mode de vie particulier adopté par tous depuis des générations. Un peuple nouveau était né, plein d'imagination et de débrouillardises; il se construisait goutte à goutte comme une puissante stalactite décorant le plafond d'une grotte souterraine, mais tout aussi fragile que le calcaire qui la compose. Ce petit peuple de gens simples et modestes croyait dans la pièce de la vie méditerranéenne qu'il jouait au quotidien dans le grand théatre de la rue à Bab el Oued; son enthousiasme le rendait-il aveugle? peut-être...mais une chose est sûre, il était l'addition des différences et s'enrichissait justement de la valeur de ces différences.