UNE NUIT AU PORT

J'essaie de repousser loin de moi les souvenirs amers,

je ne veux garder que les images les plus chères

comme éclairées par des projecteurs sur un grand écran.

C'était au mois de juillet soixante, j'ai seize ans,

je descends du tram au square Bresson, il fait presque nuit maintenant,

je me dirige vers la gare maritime rapidement

car depuis la fin des classes au lycée, j'ai un job d'été

au tri postal d'Alger situé en bas sur les quais

près des batiments des compagnies Mixte et Transatlantique.

Du Bastion Quinze je profite de la belle vue panoramique

mais je suis pressé et ce n'est pas le moment de flaner

car je dois vite arriver à l'heure devant mes casiers,

ils portent des noms de lieux dorénavant un peu plus familiers.

Mon secteur c'est la Kabylie, les lettres partent vers Fort National, Akbou,

Boghni, Dra el Mizan, Michelet, Tigzirt, Horace Vernet, Tizi Ouzou,

comme ça j'apprends vite la géographie de mon pays, et par coeur...

C'est enfin la pause bienvenue à deux heures,

nous sortons faire quelques pas sur les gros pavés usés,

c'est le royaume du silence dans le port déserté,

je vais m'asseoir sur le bord du quai un petit moment

de là j'aperçois la masse sombre d'un gros batiment,

je le reconnais bien, c'est le Ville d'Alger surlequel

j'ai fait de belles traversées avec ma famille vers Marseille.

Derrière la compagnie Schiaffino je devine les hangars de la Pêcherie,

ici, au retour des chalutiers, une grande animation commençera à la fin de la nuit.

Mon regard se perd dans cette sombre mais belle harmonie,

pas pour longtemps car la lune étale sur l'eau son reflet argenté

à peine voilée par une légère brise qui vient de se lever

alors que dans le ciel profond des étoîles filent

en une course folle rejoindre les lumières de la ville,

c'est comme si l'âme d'Alger se mettait à

dans un écrin plein d'inépuisables beautés.

Mais bientôt il faut reprendre le tri et je dois m'arracher à ce spectacle,

je rentre, et je me retrouve vers le Djurdjura comme par miracle,

le rythme est soutenu dans une ambiance pleine de gaieté

jusqu'au petit matin où les casiers sont vides et le courrier expédié,

maintenant je commence à être un peu fatigué...

Mais une fois dehors comme par enchantement, le spectacle a changé,

les premiers rayons de soleil butent en ce beau matin

sur les hauteurs d'Alger du haut de la Kasbah jusqu'au Tagarins,

la lumière descends rapidement et c'est magique

de voir s'éclairer les arcades du boulevard de la République

ainsi que la belle façade de la Préfecture, rayonnante de blancheur.

Je reste là à regarder la belle cité sortir de sa torpeur

mais un postier me tire gentiment de ma méditation,

c'est en effet lui qui doit me ramener à la maison,

il habite près de chez moi du côté des rues Larrey et Cardinal Verdier,

nous partons aussitôt dans sa belle simca aronde, et arrivés dans le quartier

qui commence à se réveiller, il me dépose au bas de la rue Réaumur.

Je tombe de sommeil après cette nuit un peu dure,

maintenant j'ai autre chose à faire que de rêver,

et je m'endors vite avec en tête cette sublime image d'Alger

se levant sous les premières lueurs du jour,

je voudrais me persuader que cela durera toujours...

Robert VOIRIN, du 5 Rue Réaumur.