Un message parlant du marché de Bab El Oued ces jours derniers me conduit à en reparler pour rendre hommage à nos parents et grands parents qui n'ont pas existaient pour rien. Extrait d'un livre sur Bab el Oued paru en 1974: " Le marché de Bab el Oued avait une grande renommée, on y venait faire ses emplettes sept jours sur sept de très loin parfois. Une foule compacte rentrait et sortait sans cesse par les quatre portes du marché couvert et donnait l'impression d'une ruche d'abeilles au travail. A l'intérieur, d'un côté, se dressaient les étals de légumes et de fruits gorgés de soleil, de l'autre, les dalles de pierres recouvertes de poissons entretenus par des monticules de glace pilée; le tout parcouru d'allées perpendiculaires où il était difficile de se frayer un passage. Tout autour se situaient des magasins de volailles, d'oeufs, de boucherie, de charcuterie, de salaisons et de fleurs: il n'y manquait rien. A l'extérieur, sur l'ensemble du périmètre, des marchands côte-à-côte, sur des étalages de bois, vantaient à haute voix la qualité de leurs produits: pastèques, melons, oranges, tomates, citrons dont les couleurs en faisaient une palette éclatante sous le soleil d'été. Ah, mes amis, quel marché! On se serait cru dans un jardin enchanté où il était aussi intéressant de faire ses achats que de rencontrer des visages connus. Nos mères prenaient un malin plaisir à faire leur marché chaque matin, car il n'était pas rare qu'elles saluent toute la famille, la plupart des amis, et se trouvaient ainsi au courant de la vie et des problèmes de chacun avec des discussions à ne plus en finir. A l'aide d'un couffin dont la contenance était aussi utile que pesante, elles parcouraient les étals des marchands et constituaient le menu de l'inspiration présente. Après tant d'années, elles connaissaient les prénoms de chaque marchand et il y avait une véritable affection entre l'acheteur et le vendeur. " Ali ne me donnes pas des tomates écrasées.." "Aya, madame Sintès, elles sont aussi belles que toi..." "Moktar, les mêmes oeufs que la dernière fois, y z'étaient vivants" " Si les oeufs y sont morts, y'en a pas les poussins..." "Blanchettes, tu me donnes 4 beigners bien bons.." " Pourquoi, t'y achètes des fois des pas bons..." "Nourredine, mets-moi un bon kg de courgettes..." " Madame Rosette, voilà un kilo bon poids..." " Ahmed, comment elles sont tes pastèques..." " J'te fais la coupe, ya karbi, le sucre il est pas mieux..." Et la vie allait ainsi depuis des lustres, à l'image d'un même peuple dont dont toutes les composantes se respectaient. Il y avait la cohue dans les boulangeries des alentours où les plaques de calentita et de pizza se vidaient rapidement. Combien savouraient pour casse-croûte, une calentita chaude et coulante dans un petit pain? J'en ai l'eau à la bouche...Au milieu de toutes ces couleurs, des scènes très pittoresques animaient le marché chaque matin et lui donnaient son véritable cachet: pour une pièce de vingt centimes, des enfants pas plus haut que trois pommes mais le regard malicieux, les Yaouled, offraient leurs services de porter les couffins chargés jusqu'au retour à la maison. Des véhicules hippomobiles chargés de casiers de poissons frais venant directement de la pêcherie, alimentaient tous les matins le marché.Le prix et la qualité du poisson faisaient qu'à Bab El Oued on le considérait comme un aliment de premier choix. Ceux qui ont connu ce marché, ceux qui habitaient à deux pas de ce réservoir inépuisable, ceux qui fréquentaient journellement ce paradis de la cuisinière de mère en fille depuis des générations, pour ne pas avoir retrouvé son équivalent ailleurs, aujourd'hui encore, en expriment des regrets teintés de grande nostalgie. A 13 heures, le marché s'était vidé, laissant les portefaix ranger les étallages le long du mur extérieur du marché couvert, tandis que les boueux avaient fort à faire pour nettoyer les lieux, munis de lances à eau, ils aspergeaient abondamment les rues, puis, à la pelle chargeaient les camions poubelles. A partir de ce moment, le quartier était tranformé. L'après midi était calme, les commerces fermaient jusqu'à 16 h, puis petit à petit, une certaine animation renaissait après la toilette des rues. Bab el Oued après dix-huit heures ne ressemblait en rien au Bab el Oued du matin; si le matin avec le marché grouillant d'activité et les travailleurs qui hâtivement prenaient le car Bd de Provence pour se rendre au bureau ou dans les ateliers, il ressemblait à une ruche d'abeilles au travail, le soir, avec toute cette jeunesse qui arpentait l'avenue de la Bouzaréah et ces bars emplis de bonne humeur à l'heure de l'anisette, Bab El Oued prenait l'aspect d'une grande fête de famille."