Document de Rolland GISBERT

FÉVRIER 1993

10e série - 6e année - N° 2

ACADEMIE DELPHINALE

ÉTUDES ET TRAVAUX

QUEL HOMME ÉTAIT DONC LÉON ROCHES ?

(1809-1900)


Léon Roches est né le 27 septembre 1809 à l'ombre de la Collégiale St-André à Grenoble. Sa mère était morte assez jeune, il passa une bonne partie de son enfance au Clos de la Platière chez sa tante et marraine Mme de Champagneux née Eudora Roland, « fille de M. et de Mme Roland, dont l'histoire dramatique est inséparable de celle de la Révolution ». Elle joua un grand rôle dans sa vie et il tenait beaucoup à cette parenté. L'Académie delphinale connaît déjà cet aventureux Grenoblois par une communication de M. le Professeur Laronde du 25 octobre 1975 «Un Dauphinois chez Abd-el-Kader, L. Roches », et par son discours de réception du 29 janvier 1977 «Léon Roches, Consul de France à Tripoli ». Ce qui a éclairé de façon définitive ces deux épisodes de la carrière mouvementée de notre compatriote qui eut son heure de célébrité avant 1914 et qui est injustement oublié, même de son pays natal, au XXe siècle.

Après son baccalauréat en 1828 et une tentative d'étude du Droit, il parcourt la Corse, la Sardaigne, Gênes et l'Italie du Nord pour le compte de commerçants marseillais. Son père, attaché à l'intendance militaire à Alger, ayant obtenu à Braham-Reïs une concession agricole, l'appelle là-bas. Il y débarque le 12 juillet 1832.

Sans le savoir il entre dans la période romantque et orientale de sa vie (Juillet 1832 - Novembre 1839). Tombé amoureux de Khadidja, petite-fille du dernier ministre de la marine du Dey, il apprend l'arabe.

Après le mariage de celle-ci, pour la retrouver il part chez Abd-el-Kader avec qui le traité de la Tafna avait été conclu le 30 mai 1837, et qui n'était donc plus notre ennemi. Après beaucoup de péripéties, il devient le secrétaire et 1'homme de confiance de l'Emir qui le marie avec une musulmane. Mais quand en octobre 1839 la guerre reprend avec la France, il quitte Abd-el-Kader et part pour Oran avec son fidèle compagnon Isidore Dordelleau, puis arrive à Alger.

De novembre 1839 au 14 février 1846, il sera au service du Général Bugeaud et de la France.

L'on propose à Léon Roches un poste d'interprète de 3ème classe, équivalant au grade de sous-lieutenant. Il doit rédiger un rapport très complet sur ce qu'il a vu de l'autre côté. En janvier 1840, il est présenté au duc d'Orléans. Malgré l'hostilité de l'entourage du Maréchal Valée, il est nommé interprète de 1ère classe, assimilé à capitaine. Le Général Bugeaud arrive le 22 février 1841 et le prend comme secrétaire interprète.

Après l'affaire du Col de Mouzaïa, promu le 28 mai interprète principal, il se sent toujours l'objet de commérages, il envisage même de mourir au combat. Il tient à montrer ce dont il est capable. Or, il découvre que le Coran et ses commentaires n'obligent pas les Croyants à se battre inutilement contre les infidèles tant que ceux-ci sont les plus forts s'ils s'engagent à respecter leur religion et leurs familles. Il prend contact avec Mohamed-el-Tedjini, le vaincu d'Aïn-Mahdi qui l'aidera dans cette entreprise.

Alors commence un périple fabuleux pour l'époque : il s'embarque pour Tunis où une lettre de Bugeaud précisant qu'il est « en mission secrète» l'accrédite auprès du Consul Général de France. Grâce aux envoyés de Tedjini et à une judicieuse distribution de pièces d'or, le 18 août 1841, les ulémas de la ville sainte de Kairouan approuvent une Fetwa admettant que les musulmans d'Algérie puissent se soumettre.

Le 6 novembre, cette Fetwa est entérinée par les ulémas de l'Université d'Elazhar au Caire. Là, Léon Roches fréquente la bonne société où il retrouve trois Dauphinois, le général de Selves (Soliman Pacha) qui organise l'armée égyptienne, Clot-Bey qui a fondé l'Ecole de médecine et le comte Emmanuel de Quinsonas alias Hassan Effendi, avec qui il se lie d'amitié et qui, plus tard, le recevra dans l'hôtel gothique qu'il avait fait construire à Paris, avenue Montaigne.

En passant à Malte, il avait obtenu de Mérimée une lettre de recommandation pour M. Fulgence Fresnel, consul de France à Djeddah, port de La Mecque, résidant au Caire, orientaliste distingué. Grâce à lui le voyage à La Mecque et l'entretien du 8 janvier 1842 avec le grand Chérif Sidi-Mohamed Ebnouaoun aboutirent à la confirmation de la Fetwa de Kairouan, présentée par le Mokaddem de Tedjini, par les ulémas de Bagadad, de Damas, de Médine et de La Mecque. Un exemplaire est envoyé à Bugeaud par le consulat de France à Djeddah. Mais Léon Roches doit s'embarquer en catastrophe, car il avait été reconnu comme «roumi» par deux Algériens, et il arrive le 27 janvier 1842 à Koceir en Egypte, le moral au plus bas. Volé par un marocain, il doit écrire des amulettes pour vivre, les indigènes le prenant pour un pieux musulman.

Enfin, il descend le Nil jusqu'à Alexandrie où il retrouve le fidèle Isidore et le 3 mars il rend compte par écrit à Bugeaud, en lui donnant sa démission d'interprète. Le 5 il embarque pour Marseille sur un rafiot italien le « Sant Gioan Battista », après avoir échangé son identité avec celle de son domestique. La tempête les oblige à débarquer à CivitaVecchia où un autre grenoblois, Henri Beyle, est consul de France.

Singulier croisement de deux hommes qui s'ignorent, l'un en fin de parcours, l'autre en proie à ses turbulences intérieures. A Rome, il retrouve sa foi chrétienne et croit avoir la vocation religieuse. Il voit le général des Jésuites et même le pape Grégoire XVI qui s'intéresse à l'Afrique. Mais Bugeaud a refusé sa démission et lui intime l'ordre de rejoindre Alger. Ce qu'il fait le 25 mai 1842. Il y reprend son poste d'interprète. Le 28 décembre, il est proposé pour la Légion d'Honneur avec une citation très élogieuse du maréchal Bugeaud. Il ne l'obtiendra que le 6 août parce que des bruits se répandent comme quoi il aurait été condamné en France et serait parti en Algérie pour se soustraire à cette condamnation.

Enfin, en mai 1844, il est chargé de la direction des Affaires arabes.

Il est appelé par Bugeaud à la frontière marocaine et franchit 370 km à cheval en trois jours. Le sultan du Maroc chez qui Abd-el-Kader a trouvé refuge envoie son fils avec des renforts. Léon Roches, autorisé par son chef, écrit à l'Emir et va le voir en lui offrant de se retirer à La Mecque, avec toute sa suite, et avec une pension du gouvernement français. L'entretien est interrompu par l'irruption de marocains armés.

L'ultimatum envoyé au fils du sultan pour reconnaître le tracé de la frontière n'a pas de réponse et le 14 juillet s'engage la bataille d'Isly que Léon Roches décrit de façon magistrale. Avec l'aide du commandant Froment-Coste, un dauphinois de Briançon, il traverse des groupes de 2 à 300 cavaliers ennemis pour porter un ordre de repli au colonel Morris trop avancé.

Horace Vernet a peint cette « prise du camp du fils de l'empereur du Maroc» où l'on voit Léon Roches en uniforme, montrant au colonel Rivet des papiers qu'il a trouvés dans la tente. C'était la correspondance du Sultan adressée à son fils, elle fut traduite et exploitée par Roches dans les mois qui suivirent.

Après une grande revue à Alger en présence des chefs arabes et de leur suite, il est proposé pour la rosette de la Légion d'Honneur qui lui sera décernée le 25 août.

Il suit Bugeaud en octobre dans une expédition contre les Kabyles et demande à être affecté près du chef Ben Zammoun pour étudier la langue et les mœurs des plus anciens occupants de l'Afrique du Nord, les Berbères.

 

Mais Bugeaud préfère l'envoyer en France avec huit chefs arabes de Constantine. Le roi Louis-Philippe lui remet la rosette de la Légion d'Honneur dans une tabatière en or ornée de diamants.

En 1845, il est chargé de négocier le projet de traité fixant enfin la frontière entre le Maroc et l'Algérie. Malheureusement, y était annexée une convention commerciale qui inquiétait le consul d'Angleterre.

Après avoir vu le Sultan lui-même et surtout son ministre des Affaires Etrangères, le pacha de Larache, et après, comme d'habitude, péripéties et marchandages, il peut le 20 juin retrouver à Tanger le chargé d'affaires français M. Edmé de Chasteau.

Aucune promotion ne le récompense. Il se sent l'âme militaire et voudrait entrer dans l'armée avec son grade d'assimilation, mais cela s'avère impossible. Il avait pourtant été chargé des Affaires musulmanes et il entretenait un réseau très dense d'informateurs et de guides du Maroc aux confins tunisiens. Il avait pris part à toutes les actions de guerre et s'était affirmé comme un négociateur hors pair. En campagne il était l' « officier d'ordonnance » et le confident du Maréchal.

Celui-ci le propose alors, le 15 juillet 1845, comme Consul général à Tanger. Une fois de plus, les ragots sur son passé refont surface et c'est seulement le 14 février 1846 qu'il est nommé secrétaire de légation au Maroc puis, très vite, chargé d'affaires intérimaire en l'absence de M. de Chasteau dont il épousera la fille, Camille, le 14 mai 1846 à Malaga.

La carrière consulaire et diplomatique de Léon Roches va se poursuivre jusqu'en 1870.

Il va sur ses 37 ans, il a mûri, il est marié et entame une nouvelle phase de sa vie. Il obtient du Sultan du Maroc le rapatriement en Algérie de deux tribus, les Beni-Amer et les Hachem, qui s'étaient réfugiées au Maroc pendant les hostilités. Il souligne dans son livre que ce fut sans doute son plus beau succès, ce qui prouve à quel point il s'était attaché aux Algériens.

Deux filles lui naissent : Marie en 1847 et Mathilde en 1848. Enfin le 30 novembre 1849, « par une exception toute particulière », il est admis dans la carrière consulaire et nommé consul de 1ère classe à Trieste. Il a dû apprendre là-bas son métier.

Mais la nostalgie de l'Islam le tient et, à l'occasion d'un congé en France, il obtient sa nomination au consulat général de Tripoli le 26 mai 1852. Entre temps il avait été présenté au Prince Président le futur Napoléon III.

Tripolitaine et Cyrénaïque étaient retombées sous le contrôle du Sultan de Constantinople depuis la chute de la dynastie locale des Caramanlis en 1835. Un Vali ou Pacha administrait et jugeait au nom de la Sublime Porte. Léon Roches règle d'abord la question des honneurs auxquels il a droit en tant que représentant de la France car il sait combien « la face » est importante aux yeux des musulmans. Il soutient avec vigueur le prestige de la France face au mauvais vouloir des autorités et au consul britannique, le colonel Herman « vrai type de gallophobe ». Il soutient son interprète qui se bat en duel avec le consul américain Gaines. Il applique à la lettre les Capitulations de 1740 et l'Instruction ministérielle de 1836 en soustrayant à la justice corrompue du Pacha les négociants français, suisses, romains, grecs et aussi les Algériens qu'il fait reconnaître comme protégés français. Il se met bien avec les chefs arabes qui détestent les Turcs. Il se tient au courant de la vie des sectes musulmanes, notamment de celle des Senoussis dont le fondateur était originaire de Mostaganem en Algérie.

Mais pour lui Tripoli est la porte du commerce saharien : le royaume du Bornou envoie de l'ivoire, de l'or et des esclaves, payés en piastres de Tunis ou en thalers de Marie-Thérèse, Ghadamès et Mourzouk sont les « deux portes du Sahara ». Lorsqu'en 1854 le Pacha projette une expédition contre Ghât, il souligne dans ses rapports « l'intérêt qu'il y aurait à établir une liaison avec le « Sahara par le Sud-Algérien où Ouargla vient d'être occupé ». Il suit avec attention les voyages de l'explorateur autrichien Barth qui, parti de Tripoli en 1850, se rendra au Bornou, puis à Tombouctou en 1853. Bref, il se comporte comme un précurseur lucide de l'influence française vers l'Afrique subsaharienne et centrale, avec cinquante ans d'avance[i].

Mais en Tripolitaine, les chefs arabes se révoltent en demandant le retour des Caramanlis et voudraient qu'il persuade « L'Empereur Bonaparte de les débarrasser des maîtres qui les oppriment ». La situation de Léon Roches devient intenable car la France est l'alliée de la Turquie et il quitte, de son propre chef, Tripoli le 21 juin 1855, y laissant sa famille.

A Malte, il reçoit l'ordre de prendre dès le 1er juillet, les fonctions de Consul général et de chargé d'affaires à Tunis.

Mohamed Bey venait de succéder à son cousin Ahmed. C'est un esprit libéral pour l'époque. Il est très sensible au prestige du nouveau Consul général. La facilité avec laquelle celui-ci improvise un discours en arabe, sa. connaissance du Coran et des Livres Saints le séduisent.

Sous son influence, il promulgue une constitution sous le titre de « Pacte fondamental » d'après laquelle innovation révolutionnaire, tous les citoyens sont égaux devant l'impôt, les chrétiens peuvent posséder des propriétés territoriales et les juifs accèdent au droit commun.

Mohamed-Bey meurt le 22 septembre 1859. Son frère Mohamed-es-Sadok lui succède. Léon roches réussit à le convaincre de se rendre à Alger à bord de la frégate française « Le Foudre » pour saluer Napoléon III. Revenu dans sa Régence, il est toujours sous l'influence dominante de Léon Roches, saisi d'une fièvre réformatrice : arsenal à la Goulette, fonderie de canons à Tunis, construction de routes et de phares, restauration de l'aqueduc romain du Zaghouan, réforme des monnaies et des poids et mesures, etc. Le 8 mai 1860 est inaugurée la ligne télégraphique entre Tunis et Alger via Constantine. Le 19 avril 1861 la France obtient le monopole du service télégraphique, la ligne Tunis-Sousse-Sfax-Djerba qui devrait se prolonger jusqu'à Tripoli est établie.

Malheureusement ces réformes sont très mal ressenties par la population qui, après de mauvaises récoltes, voit les prix s'envoler et la misère s'installer. En effet, l'administration était à peu près inexistante et surtout le Trésor Public était absolument vide. Depuis le règne du Bey Ahmed, Mustapha Khaznadar, ancien esclave d'origine grecque, était premier ministre, et en avait bien profité, lui-même et toute sa nombreuse clientèle. En juillet 1862 le gouvernement beylical a une dette de 28 026 983 Francs-or. Devenu ministre de l'Intérieur et président du Grand Conseil M. Khaznadar fait contracter, le 6 mai 1865, par le gouvernement beylical, un emprunt de 35 millions de francs auprès des banques parisiennes Oppenheim et Erlanger. Là-dessus le Bey percevra exactement 5 640 941 francs... Les Kroumirs près de l'Algérie reçoivent à coups de fusil les troupes du Bey du Camp chargées de recouvrer l'impôt. La grande révolte de 1864 s'annonce.

Léon Roches est alors de plus en plus surpassé par son collègue le Consul Général d'Angleterre, le levantin Richard Wood, qui était rompu par ses origines et sa carrière à toutes les intrigues et compromissions orientales et qui était devenu un intime du Khaznadar. La thèse de M. Jean Ganiage résume bien le rôle et aussi les insuffisances de Léon Roches en Tunisie :

« Il manquait de perspicacité et de vues d'ensemble. Il se trompait sur les hommes... Enclin à l'optimisme, il distribuait des louanges sur lesquelles il devait revenir. Il ne savait pas utiliser son influence au service d'une politique cohérente, réaliser, ni même définir un programme d'action. Il se laisse détourner de sa mission essentielle, l'émancipation de la Régence, l'implantation de solides intérêts français, pour encourager Mohamed Bey dans une politique chimérique de réformes qui devait se retourner contre la France... Il aimait les attitudes théâtrales... Il s'aliénait ainsi aussi bien les autres consuls que les ministres tunisiens et les dignitaires de la Cour... Le Consul anglais Wood, arrivé en 1856, mina sa situation et le contraignit à demander son rappel en 1863, après 8 ans de lutte inégale qui avait souligné toutes ses insuffisances. » Jugement juste mais peut-être un peu trop sévère.

Le 7 octobre 1863, il est nommé Consul général et chargé d'affaires à Yeddo, capitale du Japon, bien loin de l'Islam. Ce pays était en pleine évolution pour ne pas dire révolution.

 

Le Shogun avait le pouvoir politique et l'empereur un rôle religieux. En 1825 les puissances occidentales réclamèrent l'ouverture du pays à leurs commerçants et à leurs missionnaires. L'ancienne caste des Daïmyo y était favorable et le Shogun hostile.

Après l'équipée du commandant américain Matthew Perry en 1853, le premier envoyé officiel des Etats-Unis, Townsend Harris arriva à Yedo en 1856 et obtint la signature d'une série de traités. Mais les partisans du Shogun entreprirent une campagne d'attentats contre les étrangers et bombardèrent leurs navires en 1865 à Shimonoseki, ce qui provoqua des représailles et des troubles intérieurs. Le 9 novembre 1867 le dernier Shogun remit tous ses pouvoirs au jeune empereur Mutsu-Hito. L'ère Meiji commençait. L'empereur quitta Kyoto pour Yedo qui prit le nom de Tokyo (capitale de l'Est).

Le gouvernement de Napoléon III avait choisi de soutenir le Shogun, alors que les Anglo-Saxons dont Harry Parkes, représentant la Grande-Bretagne, encourageaient les clans de l'Ouest à se rebeller contre le Shogun. Léon Roches suivit les instructions de Paris. Mais le changement de régime achevé par le coup d'Etat du 3 janvier 1868, exigeait un virage à 180 degrés de la diplomatie française qui avait misé sur le mauvais cheval, le Shogun. Léon Roches fut appelé en France et mis en disponibilité avec, à titre de consolation, le grade de ministre plénipotentiaire.

Début septembre 1991, le ministre français de l'Industrie et du Commerce extérieur se rendit à Tokyo pour dissiper « certains « malentendus ». Voici le compte-rendu de ce voyage:

J'interroge :

« Pourquoi nous avoir accablés de qualificatifs péjoratifs ? Les Français sont par trop maladroits... Déjà au moment de la révolution Meiji, le capitaine Brunet et la mission française qu'il commandait, avaient pris parti pour les vaincus de l'ancien régime et les avaient suivis dans leur fuite à Kokkaido, prenant même les armes contre les troupes de l'Empereur. La France se trompe souvent d'interlocuteurs politiques, et choisit assez mal ses porte-parole. »

 

Les Japonais ont bonne mémoire.

Toujours est-il qu'en 1868, Léon Roches essaye vainement de faire jouer ses relations à Paris en se plaignant de « cette situation morale et matérielle très pénible ». En septembre 1870, il fut mis définitivement à la retraite par le gouvernement provisoire.

Alors commence pour cet homme de 61 ans, si actif, une longue, peut-être trop longue retraite.

En 1872 il envoie aux députés 100 exemplaires de la lettre qu'il avait reçue d'un chef arabe d'Algérie qui l'assurait de sa fidélité à la France.

En 1873 il se rend pour la dernière fois à Alger où il rencontre son ex-épouse musulmane devenue grand'mère ; les années ont passé depuis qu'en fin 1839 il l'avait régulièrement répudiée devant le cadi d'Oran pour lui rendre sa liberté.

En 1882 il rencontre, à Rives dans l'Isère, chez le papetier Alphonse Kléber, Mme Ferray d'Isly, fille du maréchal Bugeaud, Henri Le Lorgne d'Ideville, ancien préfet d'Alger et biographe de Bugeaud, les frères Blanchet et Henri-Frédéric Faige-B1anc, ancien maire de Voiron, plus connu sous son pseudonyme de chroniqueur dauphinois Alpinus.

Tous insistent pour qu'il écrive ses mémoires. Abd-e1-Kader, consulté, approuve ce projet.

Léon Roches avance en âge, il a perdu sa tante Eudora en 1873 sa fille Mathilde, son beau-père en 1876, enfin son épouse. Il est temps pour lui de se remémorer les hauts et les bas d'une vie mouvementée. En 1884 paraît le premier tome de «Trente deux ans à travers l'Islam (1832-1864) » par Léon Roches. Le 2ème tome paraîtra en 1885, le 3ème tome ne sera jamais écrit car la maladie l'en empêchera. Il s'arrêtera donc à l'année 1846. Dans son introduction il écrit : « J'ai hésité à la pensée de mettre en lumière une période de mon existence dont je réprouve hautement aujourd'hui certains actes. » Il s'agit de sa période romantique jusqu'à son voyage à Rome.

Alpinus désespérant de voir paraître le 3ème tome, avait fait imprimer, chez Allier Frères à Grenoble en 1898, un ouvrage tiré à 400 exemplaires sur souscription nominative : « Quelques pages sur Léon Roches. » Léon Roches en avait approuvé la publication et dans une lettre émouvante, dont l'écriture était déjà bien altérée, il remercia l'auteur.

Il mourut le 23 juin 1900 au château de la Tourette à Floirac à côté de Bordeaux, chez sa fille Marie et son gendre Manuel Laliman. Il fut inhumé au cimetière de la Chartreuse dans le caveau de la famille Laliman où furent enterrés plus tard sa fille, son gendre, sa petite-fille Marie qui avait épousé en 1898 Léon Querry, né à Téhéran d'un père diplomate. Son arrière petite-fille Mlle Andrée Querry vit toujours à Bordeaux.

Léon Roches était très connu à cette époque. Lorsque le 15 août 1896 fut inauguré le monument élevé à la mémoire d'un autre dauphinois Doudart de Lagrée, au square des Postes à Grenoble, le capitaine de frégate Paulin Vial, ancien directeur de l'Intérieur en Cochinchine et ancien résident supérieur au Tonkin, gendre d'Alpinus, rappela qu'en 1868, deux Dauphinois représentaient brillamment la France en Extrême-Orient, l'un à Shangaï, le vicomte Brenier de Montmorand, l'autre au Japon, le« célèbre Léon Roches ».

Aujourd'hui, y a-t-il un grenoblois sur cent ou un habitant du Dauphiné sur mille qui le connaisse ? Le XXe siècle a été suffisamment fertile en guerres mondiales et événements fracassants pour expliquer en partie cette ignorance.

 

Il y eut peut-être aussi les critiques virulentes d'un professeur à la Faculté des Lettres d'Alger, M. Marcel Emerit, qui dans un article intitulé « La légende de Léon Roches », publié par la Revue africaine en 1947, traite son livre de « joli roman oriental ». D'après lui, les dates données ne sont pas toujours exactes, d'autre part, L. Roches veut faire croire qu'il s'est mis au service d'Abd-el-Kader uniquement pour l'engager à rester en paix avec la France, alors qu'il eut un rôle d'organisation militaire et civile très important d'après le capitaine Daumas, consul à Mascara. Quant au siège d'Aïn-Mahdi, les dates et les itinéraires ne coïncident pas avec ceux donnés par Daumas et, en 1864, par Arnaud.

La Fetwa des ulémas de Kaïrouan, du Caire, puis de Taëf n'a été retrouvée dans aucun dépôt d'archives. Le rapport de 1842 du général de La Moricière a été retrouvé et n'y fait aucune allusion.

Léon Roches écrit du Caire à Bugeaud le 24 octobre et le 6 novembre 1841 et ne parle pas de la Fetwa qui avait été approuvée à cette dernière date. D'autre part, le récit de son pèlerinage à La Mecque présente une similitude parfaite avec la relation du suisse Burckhardt parue en 1835. Pourquoi à son retour en Egypte n'a-t-il pas revu le consul Fresnel qui l'avait recommandé au Grand Chérif, afin de recevoir les fonds demandés à Bugeaud ? Quant à Bugeaud, il n'a jamais parlé de cette affaire au ministre et ne fait aucune allusion à cette périlleuse mission lorsqu'en décembre 1842, il proposait Léon Roches pour la Légion d'Honneur.

En 1951 lé professeur Emerit, dans « l'Algérie à l'époque d'Abd-el-Kader », fait ressortir, textes à l'appui, que Léon Roches, selon le rapport du Commandant de Salles, eut un malin plaisir à faire échouer sa mission auprès d'Abd-el-Kader, laquelle consistait en une modification importante du traité de la Tafna au profit de la France. Or, Roches prétend, dans son livre, qu'il était absent à ce moment-là.

Son « Rapport sur la situation du sultanat en 1839 », rédigé lors de son retour dans les lignes françaises, est très différent de ce qu'il raconte en 1884. Le récit du siège d'Aïn-Mahdi envoyé le 12 janvier 1839 au gouvernement général Valée, à titre de propagande, diffère également de celui donné fin 1839 dans la « biographie d'Abd-el-Kader ». C'est encore une autre version en 1884.

Le professeur André Laronde a déjà répondu à ses critiques : « Léon Roches, après la conclusion du traité de la Tafna, pouvait passer chez l'Emir sans être assimilé à un traître... Il insiste auprès de lui sur le fait qu'il est libre, voulant bien distinguer son cas de celui des déserteurs qu'il traite avec mépris. » « ... Il est malheureux que des doutes se soient élevés sur l'épisode de la Fetwa, du fait des enjolivements dont il crut bon d'agrémenter la relation de ses voyages en Tunisie et en Egypte... Le récit de son pèlerinage à La Mecque n'est qu'un démarquage de celui du voyageur suisse Burckhardt... Il est certain que Léon Roches, qui écrivait plus de 40 ans après les événements, voulait s'aider d'une documentation précise pour chasser ses souvenirs. Il a ainsi jeté involontairement un doute grave sur la réalité de son voyage à La Mecque. En réalité, il faut penser qu'il trouvait insuffisants les résultats de ses voyages ».

Même bien longtemps après sa mort Léon Roches a été soupçonné d'être un « espion », voire un « agent double ». M. Bottet rapporte qu'en 1975 le fermier du Clos de la Platière à Theizé-en-Beaujolais où il avait passé une partie de son enfance « ne le voit que comme un espion, et la propriétaire qui y conserve néanmoins son portrait, préfère ne rien dire ». Il est vrai que ses voyages ou ses missions sous le costume musulman et sous l'identité d'Omar-Ould-Rouch n'ont pu qu'accréditer cette légende. Il n'a jamais été chargé« d'espionner» le camp ennemi. Il est parti librement chez Abd-el-Kader et quand il est revenu à Oran fin 1839, il a fourni tous les renseignements qu'il pouvait donner. Lors de sa mission secrète à Kaïrouan, au Caire, à La Mecque, il était accompagné des mokaddem de Mohamed-e1-Tedjini qui étaient parfaitement au courant de sa situation.

Par contre, disposant d'un réseau d'informateurs, il fut le plus précieux collaborateur de Bugeaud en matière de renseignement.

Toute sa vie fut marquée par l'ambiguïté de son attitude entre 1837 et 1839. En 1846, alors qu'on lui refusait d'entrer dans l'armée, quoiqu'il ait fait de multiples campagnes sous l'uniforme, étant interprète civil, le « National d'Alger » lui reproche sa conversion à l'islam et son mariage avec une musulmane. Si l'on voulait tracer un graphique de sa destinée, l'on s'apercevrait qu'elle est, à l'image de nos courbes de sondage actuelles, tout en dents de scie : un succès, un échec, l'un engendrant l'autre notamment, dans sa longue période diplomatique.

Or, Léon Roches n'était pas un « aventurier » mais un homme aventureux. Il était sensible, doué d'une intelligence très vive servie par une grande curiosité d'esprit et une faculté d'adaptation remarquable. Il avait ce sens de l'homme et de l'amitié qu'il retrouvait chez beaucoup de musulmans. Il avait aussi le goût des honneurs et de la vie aisée, mais ce ne sera jamais le but essentiel de sa vie. Bien de sa personne, excellent cavalier, il était, disaient les Arabes, « un charmeur d'hommes », mais il n'était pas un politique avec de grands desseins d'avenir à réaliser patiemment. Il était un romantique et un « artiste de l'action », il plongea dans l'Orient comme dans un bain enivrant, en véritable poète: « Originaire comme moi du Dauphiné, M. le Comte Emmanuel de Quinsonas était de ceux qui comprenaient le charme mystérieux de l'Orient. Nos imaginations ardentes s'exhaltaient (sic) réciproquement durant nos longues rêveries à deux. Que de beaux projets de voyage formés en humant le kaoua parfumé d'ambre et en fumant le narghilé sous la délicieuse véranda de la maison qu'il occupait près l'Ezbekia.[ii] » Omar-ben-Rouch rêvait ainsi avec Hassan Effendi en 1841 sur les bords du Nil, ayant peut-être en tête « les Orientales» de Victor Hugo publiées en 1829. Après eux, Eugène Fromentin, peintre et écrivain, Gustave Flaubert et son ami Maxime du Camp en Egypte eux aussi, Pierre Loti plus tard, feront partie des « Orientalistes littéraires ». Mais Léon Roches, lui, a vécu cet orientalisme parfois au péril de sa vie. Il avait le goût du panache, ce qui le poussa à vouloir entrer dans l'armée.

Or le panache ne s'accorde guère avec une critique tatillonne, ce qui peut expliquer l'antinomie avec l'universitaire qu'était M. Emerit pour qui seuls les textes comptent. Le professeur Laronde l'a bien compris et il avait raison de conclure : « En dépit de quelques ombres, Léon Roches laisse un souvenir brillant ; son seul défaut fut, sans doute, d'avoir montré trop d'enthousiasme dans sa découverte de l'Orient ; il reste, malgré tout, une grande figure d'arabisant, injustement oublié de sa ville natale. » En effet, avant les indépendances de l'Algérie et de la Tunisie, une rue de Bab-el-Oued à Alger portait son nom. A Tunis, c'était une grande artère partant de la Porte de France à l'entrée de la Médina.

A Grenoble, il n'y a rien, et au chevet de 1'église Saint-André, dans sa ville natale, les mânes de Léon Roches n'ont peut-être pas encore trouvé le grand repos.

Maurice VIAL

 

 



[i] Vers 500 avant J.C. les Carthaginois avaient fondé OEA (Tripoli) point de départ des caravanes vers le centre de l'Afrique

[ii] Léon Roches op.cit. Tome II, page 27

BIOGRAPHIE

Extrait de l'ouvrage à paraître sur Debelle ( peintre isérois du XIX° siècle)

 

Encart :

 

Léon Roches, un diplomate, un ami (ill.45)

Alexandre Debelle a entretenu une forte amitié avec Léon Roches, personnage à la destinée exceptionnelle. Né à Grenoble en 1809, il est reçu bachelier au lycée de Tournon en 1828, puis suit des cours à la faculté de droit de Grenoble. C'est probablement là qu'il fait la connaissance du peintre. Quittant la faculté au bout de six mois, il part travailler pour une maison de négoce marseillaise dans le bassin méditerranéen. En 1832, son père lui demande de venir l'aider à exploiter une plantation qu'il vient d'acquérir en Algérie, dont la France a commencé la conquête en 1830. Sur place, Léon Roches tombe amoureux d'une musulmane, dont le mari réside dans une zone encore contrôlée par Abd El Kader qui vient de signer un traité de paix avec la France. Pour approcher la jeune femme, Léon Roches n'hésite pas à apprendre l'arabe, à se faire passer pour un converti à l'Islam et réussit à devenir le secrétaire d'Abd El Kader. Mais en 1839, ce dernier reprend la guerre, poussant Léon Roches à rejoindre l'armée française. Grâce aux relations qu'il a nouées avec de nombreux chefs arabes et à sa connaissance approfondie de la culture locale, il devient l'interprète du général Bugeaud. De 1845 à 1849, il est successivement nommé aux consulats de Tanger, Trieste et Tripoli, puis de 1855 à 1863, il est consul général de France à Tunis, époque à laquelle il reçoit son ami Debelle. A ce poste, il devient un des conseillers privilégiés du Bey qu'il incite à entreprendre de nombreuses réformes. Mais afin d'assurer le financement de ces dernières, la pression fiscale s'accroît et provoque le mécontentement populaire.

En 1864, il est muté au Consulat général du Japon, pays qui vient d'établir des relations diplomatiques avec l'Occident. Le gouvernement le choisit notamment pour ses origines dans le sud-est de la France où la production de soie est la première activité économique. Les vers à soie y étant frappés, depuis une dizaine d'années, par plusieurs maladies, Roches met en place une coopération commerciale entre les deux pays en faisant importer des cocons japonais naturellement immunisés. Comme en Tunisie, il aide également le shogun (Premier ministre) à moderniser l'armée et l'administration. Mais ces réformes provoquent des tensions avec les seigneurs du sud du pays qui se rebellent et contraignent celui-ci à remettre, en 1868, son pouvoir à l'Empereur du Japon. Roches est alors rappelé en France. Pendant son séjour au Japon, il n'oublie pas son ami Debelle : les religieux des missions étrangères s'implantent à cette époque dans le pays et y bâtissent des églises. Ils ont besoin d'ornementer celles-ci car les images religieuses impressionnent les Japonais et favorisent leur conversion. C'est probablement sur les recommandations de Roches ou à sa demande, qu'Alexandre Debelle obtient ainsi la commande du tableau Le Christ apparaissant à saint François Xavier. L'église qui la reçoit est peut-être celle de Nagasaki, édifiée avec le soutien de l'impératrice Eugénie et inaugurée en 1865 en présence du diplomate.

De retour en France, Roches est mis à la retraite. En 1872, il se retire à Tain-l'Hermitage et fréquente la haute société dauphinoise. En 1882, lors d'un repas à Rives chez les papetiers Blanchet, également amis d'Alexandre Debelle, les convives insistent pour qu'il rédige ses mémoires. Il en publie deux tomes en 1884 et 1885 sous le titre Trente-deux ans à travers l'Islam ; la maladie l'empêche d'écrire le troisième. L'ancien maire de Voiron, Henri-Frédéric Faige-Blanc, chroniqueur connu alors sous le pseudonyme d'Alpinus, édite alors Quelques pages sur Léon Roches en 1898, dont quatre cents exemplaires sont vendus par souscription aux notables dauphinois. Léon Roches meurt en 1900 au château des Tourette à Floirac, près de Bordeaux, chez sa fille.




Léon Roches précède à cheval l'Empereur Napoléon III lors d'un de ses voyages à Alger où il a rencontré le Bey de Tunis; le tableau est en Tunisie.